En Turakie, le masque est un objet, une Figur d’où regarder le monde

Théâtre
Portrait

En Turakie, le masque est un objet, une Figur d’où regarder le monde

Le 27 Mar 2020
Incertain Monsieur Tokbar, mise en scène Michel Laubu, avec Patrick Murys (Don José) et Marie-Pierre Pirson (CArMen), Turak Théâtre (Lyon), 2018. Photo Romain Étienne.
Incertain Monsieur Tokbar, mise en scène Michel Laubu, avec Patrick Murys (Don José) et Marie-Pierre Pirson (CArMen), Turak Théâtre (Lyon), 2018. Photo Romain Étienne.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 140 - Les enjeux du masque
140

Michel Laubu est un inven­teur de monde. Il l’était enfant, acharné bricoleur et rêveur, à Creutzwald, dans une cité minière qu’il quitte à vingt ans, en 1981. Lorsqu’il trou­ve le chemin de la for­ma­tion du Cen­tre uni­ver­si­taire inter­na­tion­al de for­ma­tion et de recherche dra­ma­tique (CUIFERD), il pra­tique un théâtre de l’action physique et décou­vre le Théâtre Lab­o­ra­toire de Gro­tows­ki, l’Odin The­ater d’Eugenio Bar­ba, mais aus­si le Nô, le Kyo­gen, le Kathakali, le Topeng… « Il s’agissait alors d’utiliser son corps comme un objet, de le trans­former », se sou­vient-il, « Avec ces théâtres de masques, aug­men­tés d’ajouts, de pos­tich­es, le corps devient une Fig­ur. […] Le fait de lever les épaules ouvrait les artic­u­la­tions des poignets pour le Topeng. Avec le masque Nô, le fait de n’avoir que de petites ouver­tures indui­sait une nou­velle manière de se déplac­er […] et d’appréhender le monde qu’on allait tra­vers­er. »

Tel fut le chemin de Michel Laubu vers « l’école poly­sémique » et le Turak Théâtre, une com­pag­nie qu’il fonde, d’abord seul, en 1985. Rapi­de­ment il décou­vre la Turakie, pays imag­i­naire né d’un champ de fouilles fic­tif, où l’on col­lecte les mots et les objets : on les colle, on les tord ou on les découpe.1 On crée une « écri­t­ure automa­tique visuelle » nour­rie de l’inattendu de la métaphore et du coq-à‑l’âne comme une éthique du poète, et ce faisant « nous sor­tons de l’autoroute de notre imag­i­naire », nous con­fie Michel Laubu2. La métaphore est au cœur du tra­vail, de ce « brico­lage poé­tique » ou de cette « poésie bricolée » où l’on « fait avec » l’objet que l’on trou­ve ou récupère – et dont sait si bien par­ler Jean-Luc Mat­téoli, un chercheur com­plice de la com­pag­nie3 : « Les objets sont les étoiles d’un ciel ordi­naire. L’usure des­sine des traces de lumière, elle retient la mémoire du geste déjà mort. […] L’usure est une brume d’où peu­vent sur­gir des per­son­nages sans com­munes mesures avec le quo­ti­di­en dont ils sont issus. »4 « L’objet pau­vre », le résidu, le reste, le rejet de la mer ou du ciel, des armoires d’antan, de la poubelle ou de la décharge, d’Emmaüs ou de quelques bro­cantes, est cen­tral dans cet univers de planch­es récupérées, de noy­aux d’avocat ou de pommes de terre sculp­tés, d’écorces de mel­on séchées, de bois flot­té, de cara­paces de crabe recueil­lies, d’os usés, de car­ton ondulé, de têtes de robi­net…

Une cAr­Men en Turakie, mise en scène Michel Laubu (Turak Théâtre), avec Emili Huf­nagel (Tok­bar) et Patrick Murys
(Gar­di­en de la mémoire), Le Bateau Feu ‑Dunkerque, 2015. Pho­to Romain Éti­enne.

De ces « tré­sors » de rêveur nais­sent des per­son­nages inso­lites, de taille vari­able, aux vis­ages anguleux, aux yeux vides ou fer­més : « gourde sculp­tée » dont la mâchoire est lit­térale­ment louche, « céphalopalmé­tu­ba » ou « kayakamoureux » – « palin­drome aqua­tique ». De l’imaginaire, sur­gis­sent des créa­tures à la tête coincée avec le men­ton du manip­u­la­teur qui leur donne ses bras et son buste, ou fixée devant lui sur un plas­tron. L’objet-masque, par­fois à peine creusé, peut aus­si être porté au pied ou sur la tête, tou­jours de manière détournée. À la dimen­sion de notre pro­pre corps, il est tenu à dis­tance physique­ment, jamais placé sur le vis­age : ce dont il est ques­tion ici, c’est donc d’un masque qui s’esquive et par là-même joue de l’ambiguïté de sa nature, qui se présente à nous comme une sculp­ture ou une mar­i­on­nette. Michel Laubu d’expliquer : « On joue du masque posé sur une épaule. L’acteur qui le porte voit par en dessous, quelque fois par la bouche… Cela dépend de l’objet : nous nous lais­sons vrai­ment guider par les objets. Quand on fab­rique un masque, on fab­rique un objet et ensuite l’on voit, où on va le met­tre. »5

Toutes ces Fig­ures que le spec­ta­teur décou­vre au plateau sont de Turakie et cela se voit ! Il y a, de fait, un type turakien, indu­bitable­ment, défi­ni par des traits de vis­age sail­lants, comme dess­inés au couteau, une couleur de peau oscil­lant du blanc à l’ocre en pas­sant par le gris… Et quand elles pren­nent taille humaine, elles évo­quent des masques, comme celui du « gar­di­en de phare », du « Prési­dent Chemise », de « l’orchestre nation­al » ou de « cAr­Men ». Les fig­ures mas­cu­lines turaki­ennes sont chauves, par­fois avec un cha­peau-cou­ver­cle-de-casse­role ou abat-jour-de-lampe ou une large collerette Charles IX, quand les féminines sont par­ti­c­ulière­ment gen­rées comme avec cAr­Men, coquettes, à cheveux longs, par­fois nat­tés. Leurs vis­ages ne sont pas sans évo­quer non plus les « masques-planch­es » de l’archipel de Kodi­ak, notam­ment les masques des « kayakamoureux » cer­clés de duvet de plumes, proches des masques aux grandes nar­ines ou à la tête pointue et aux paupières tombantes des pro­duc­tions des « ESKIMOS », en Alas­ka.6 

De Turakie, de ce pays qui n’existe pas, la com­pag­nie pro­pose des recon­sti­tu­tions pseu­do-his­toriques, des spec­ta­cles, des expo­si­tions et des per­for­mances. Par­mi les œuvres créées, citons Golek en 1987, Au rez-de-chaussée d’un petit entre­pôt pré­cieux en 1992, Deux pier­res – 2 PI R en 1999, Le Poids de la neige et la sala­man­dre en 2001, La Petite fab­rique de pin­gouins en 2003, Depuis hier, 4 habi­tants et Inti­mae en 2006, Établ’île en 2007, À notre insu en 2008, Stirp­tiz et Apparte­ment témoin en 2010, Les Fenêtres éclairées en 2011, Gar­di­en de phare(s) et autres lou­pi­otes en 2012, Sur les traces du I.T.F.O. en 2013, Une Car­men en Turakie en 2015, Parades nup­tiales en Turakie en 2017 et Incer­tain Mon­sieur Tok­bar en 2018. 

D’une créa­tion l’autre, le Turak Théâtre a affir­mé sa spé­ci­ficité : il dépasse le seul théâtre de mar­i­on­nettes pour se situer à la croisée de ce dernier et du théâtre gestuel masqué, et se faire théâtre « visuel, nour­ri d’objets détournés, de mytholo­gies anci­ennes ou imag­i­naires et de lan­gages aux accents mul­ti­ples et inven­tés »7, con­stru­it par les objets croisés et les jeux de mots qui sur­gis­sent à la manière des sur­réal­istes dans des asso­ci­a­tions improb­a­bles, sur le principe du coq-à‑l’âne, un mot nous entraî­nant dans une direc­tion et en même temps faisant appa­raître du lien inat­ten­du.

Avec la dernière créa­tion de la com­pag­nie, Incer­tain Mon­sieur Tok­bar, nous arrivons in medias res en Turakie et y ren­con­trons le per­son­nage éponyme en voy­age, d’abord à la recherche de sa « moto­bylette » et in fine de ses cinq sens « en panne des sens ». Nous retrou­vons des per­son­nages-robi­nets (comme dans Au rez-de-chaussée d’un petit entre­pôt) et toute une frig­othèque dont chaque fri­go con­serve « des sou­venirs au frais » de Mon­sieur Tok­bar. 

Sur le plateau, ces fri­gos, alignés et super­posés, élé­ments cen­traux de la scéno­gra­phie, con­stituent une forter­esse, d’où sur­git un monde de pont-levis, de hers­es en métal avec une chaîne que tente de meuler un cheva­lier à tête de robi­net, non loin d’un petit cheva­lier mécanique à tête de pois­son : autant de per­son­nages d’une fable méta­physique qui nous con­duit d’une aven­ture mécanique de moteur à explo­sion à l’aventure d’une mémoire lacu­naire. 

Pour cette créa­tion, l’on ne peut indi­quer une dis­tri­b­u­tion avec, en face du nom d’un comé­di­en, le nom des per­son­nages qu’il joue, parce que les choses se font dans un jeu de relais au plateau – que per­met le masque dupliqué en série via la tech­nique de la con­tre-dépouille, pour un dédou­ble­ment de Tok­bar qui s’opère tout au long du spec­ta­cle jusqu’à cette dernière image où, par un jeu de masques, il « sera cinq » (comme les cinq sens), « comme si le feu ardent du spec­ta­cle pas­sait de main en main ». Le monde masqué de Turak s’inscrit à mi chemin entre sur­réal­isme, théâtre de l’absurde et univers borgésien.

  1. Voir Laubu Michel, En Cyclo-pédie à tra­vers la Turakie, Lyon, Édi­tions Fage, 2015.  ↩︎
  2. Pro­pos recueil­lis par Brigitte Prost le 8 avril 2019.  ↩︎
  3. Mat­téoli Jean-Luc, L’Objet pau­vre, Mémoire et quo­ti­di­en sur les scènes con­tem­po­raines français­es, Rennes, PUR, 2011.  ↩︎
  4. Laubu Michel, L’Objet Turak. Ordi­naire de théâtres et archéolo­gies fic­tives, Mon­treuil, Édi­tions de l’oeil, p. 13 et p. 17.  ↩︎
  5. Pro­pos recueil­lis par Brigitte Prost le 25 novem­bre 2019.  ↩︎
  6. Voir le mag­a­zine Beaux-Arts « Masques d’Alaska, la col­lec­tion d’Alphonse Pinart », 2002.  ↩︎
  7. Entre­tien cité du 8 avril 2019. ↩︎
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Michel Laubu
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Brigitte Prost
Entre autres, Maître de Conférences en Études théâtrales du département Arts du Spectacle de l'Université...Plus d'info
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