Les métamorphoses du masque suivent les transformations sociétales, qui, elles-mêmes s’accompagnent de renouvellements esthétiques constants. Ainsi des masques étranges et hybrides ont-ils fait leur apparition, ses dernières années, sur les scènes d’avant-garde portées par les cultures LGBTQIA+1, des cabarets où se produisent des créatures aux identités troubles, aux costumes et maquillages extravagants, voire aux masques fantasques. Formidable lieu de créativité et de renouvellement des imaginaires, ces personnages sont les derniers avatars des numéros de transformistes hérités des scènes de cabarets et du music-hall, puis du mouvement drag-queen popularisé à partir des années 1990. Traversant les frontières des genres masculin-féminin et à la croisée de la performance musicale et chorégraphiée, leurs numéros doivent rivaliser d’excentricités. De ces scènes a émergé un personnage transgenre, hybride, mi-humain, mi-végétal, répondant au nom de Hungry, la « Distorded Drag Ambassador ». Remarquée par la chanteuse islandaise Björk qui suivait ses multiples métamorphoses sur Instagram2, Hungry fut sollicitée par celle-ci pour la maquiller sur son album Utopia (2018) et pour une série vidéoclip. Jusqu’alors réservée à un cercle restreint et averti : la plastique exubérante drag et queer s’exporte alors sur les scènes grand public. Renouveau ou continuité ? Cet univers foisonnant en cache-t-il un autre ? Qu’est-ce que ces esthétiques nous racontent-elles de nos mondes contemporains ?
Une poétique du masque à l’interface de plusieurs mondes
Après des études de mode et une enfance dans une famille bavaroise conservatrice ultra-catholique, d’où il tient son amour pour l’habit « qui s’élève au-dessus des masses »3, Johannes Jaruaak s’installe à Berlin et intègre le monde de la mode, du maquillage et des scènes underground berlinoises. Fasciné par l’anatomie, les squelettes, les formes, les matériaux, les « symétries organiques »4, il y crée ce personnage, Hungry, souhaitant interroger les perceptions sur les frontières du beau, du familier et à la croisée des genres. Ses explorations le conduisent à inventer des maquillages où les traits du visage sont distordus, et les yeux démultipliés (« des yeux sous les yeux »5). Son objectif est clair : créer de l’illusion et une créature hybride et post-humaine.
La chanteuse islandaise Björk est engagée depuis ses débuts dans une exploration artistique multimodale à la croisée de la création musicale, plastique, numérique (arts visuels) et scénique. Une exploration artistique qu’elle a également menée durant treize ans avec son ex-compagnon, l’artiste plasticien Matthew Barney, spécialisé dans le Body Art, l’Art corporel, et auteur des déroutants Cremaster, une série de films réalisés entre 1994 et 2002 mettant en scène des créatures transgenres, hybrides et cyborg interrogeant une nouvelle humanité en devenir, en mutation. Elle compte parmi ses proches collaborateurs un facteur de masque, James Merry, né en Angleterre, qui vit à présent entre New York et l’Islande.