Vitalité du masque sur nos scènes actuelles : décloisonner les pratiques scéniques

Théâtre
Edito

Vitalité du masque sur nos scènes actuelles : décloisonner les pratiques scéniques

Le 31 Mar 2020
Mahabharata – Nalacharitam, mise en scène Satoshi Miyagi, S.P.A.C., musée du quai Branly – Jacques Chirac, 2013. Photo K. Miura.
Mahabharata – Nalacharitam, mise en scène Satoshi Miyagi, S.P.A.C., musée du quai Branly – Jacques Chirac, 2013. Photo K. Miura.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 140 - Les enjeux du masque
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Le masque a été le vecteur de renou­velle­ments esthé­tiques impor­tants dans les arts du spec­ta­cle au xxe siè­cle, puis sa force utopique est retombée en même temps que s’effondraient dans nos sociétés les idéolo­gies mes­sian­iques. Il sem­ble que nous assis­tions aujourd’hui à des résur­gences de sa présence en scène venant ques­tion­ner l’homme et les pra­tiques artis­tiques. Ce numéro d’Alter­na­tives théâ­trales devrait per­me­t­tre de faire le point sur ses usages sur nos scènes actuelles, où il appa­raît par­fois comme un accéléra­teur de théâ­tral­ité venant exal­ter les formes scéniques priv­ilé­giant la con­ven­tion du jeu théâ­tral. Nous chercherons à repér­er les ten­ta­tives de son renou­velle­ment, sou­vent à la fron­tière des gen­res, dans ses rela­tions avec la mar­i­on­nette, le théâtre d’objet, la danse, la per­for­mance et plus large­ment le théâtre visuel. Nous res­terons toute­fois atten­tifs à ses racines pro­fondes, qui le rat­tachent aux formes car­nava­lesques hybridées et plus large­ment aux pra­tiques rit­uelles et chercherons à com­pren­dre les enjeux de ces nou­veaux usages du masque à la scène au croise­ment de l’esthétique, de l’anthropologie et du poli­tique.

Le masque induit un dou­ble déplace­ment : d’un côté, il per­met d’incorporer ce qui est loin­tain et extérieur à soi : met­tre un masque, c’est devenir l’autre, c’est accepter ce voy­age très par­ti­c­uli­er qui nous amène à nous rap­procher de ce qui est étrange et étranger à nous-même, de tout ce qui est dif­férent, déroutant, décon­cer­tant, jusqu’au « mon­strueux ». Masqué, nous accep­tons d’épouser cette part dérangeante de ce qui est loin de nous. Mais le masque nous invite aus­si à un autre déplace­ment : met­tre dehors ce qui est à l’intérieur, don­ner forme à ce qui nous habite, à nos pro­pres fan­tômes, et les tenir à dis­tance par la force même du jeu.

La poé­tique du masque tient à tous ces déplace­ments, à ce devoir pour l’acteur d’aller dans les zones trans­frontal­ières, de déjouer les lim­ites entre mas­culin et féminin, jeunesse et vieil­lesse, human­ité et ani­mal­ité, réel et imag­i­naire… de les ques­tion­ner et d’oser des hybrid­ités inat­ten­dues, car aujourd’hui se posent avec acuité ces ques­tions d’absence de démar­ca­tion, de lim­ites floues, de perte de repères. Avec le masque, l’acteur doit tou­jours inven­ter un autre corps, métaphorique, où le sym­bol­ique a une place déter­mi­nante ; un corps ressen­ti comme un agent de trans­for­ma­tion qui per­met à l’acteur d’aller dans des zones où il n’a pas l’habitude d’aller nor­male­ment. Cette lib­erté offerte par le masque ouvre à tous les pos­si­bles. Elle est une source créa­tive de pre­mier plan pour un théâtre poé­tique priv­ilé­giant l’imaginaire.

Le masque per­met aujourd’hui de décloi­son­ner les gen­res, de met­tre en con­tact des pra­tiques fer­mées sur elles-mêmes, de faire dia­loguer les cul­tures et les formes théâ­trales, d’ouvrir les fron­tières de l’espace et du temps. Ain­si la con­nais­sance, sinon la pra­tique, des styles de jeu masqué tra­di­tion­nels, en par­ti­c­uli­er asi­a­tiques, per­met à l’acteur de quit­ter l’exploration pure­ment psy­chologique de l’homme pour célébr­er de nou­velles noces entre le corps imag­i­natif, la musique et la danse, insé­para­bles de l’art du masque. Il per­met aus­si de recon­sid­ér­er les liens entre le texte et le geste par toute une série de déplace­ments qui s’avèrent être des trem­plins insoupçon­nés pour le jeu de l’acteur ain­si que pour l’écriture scénique : décalage du visuel et du sonore, autonomie des gestes, impor­tance des arrêts et des rup­tures, musi­cal­ité du mou­ve­ment et du phrasé.

Notre objec­tif est donc dans ce dossier d’appréhender la manière qu’a le masque aujourd’hui de par­ticiper au renou­veau des pra­tiques scéniques par une approche du réel qui crée tran­scen­dance, sub­li­ma­tion, déréal­i­sa­tion et mise à dis­tance.

Dans une pre­mière par­tie, nous rassem­blons des témoignages sur la force d’hybridation et de régénéra­tion du masque par la théâ­tral­ité qu’il apporte au plateau, sa capac­ité à éveiller « la musi­cal­ité de l’acteur », à per­me­t­tre de ren­con­tr­er « la vérité dans la forme, l’organicité dans l’artificialité » – à tra­vers des entre­tiens menés d’une part avec Duc­cio Bel­lu­gi-Van­nuc­ci­ni (Théâtre du Soleil) et d’autre part avec Omar Por­ras (Teatro Malan­dro). Nous revenons aus­si, avec Olivi­er Py, sur la force dionysi­aque du masque et sa puis­sance thau­maturgique, mais égale­ment sur l’esthétique d’un « jeu qui emporte » dont il est l’indéfectible sup­port­er selon Satoshi Miya­gi ; enfin sur le levi­er que représente ce medi­um pour Katrien van Beur­den et The­atre Hotel Courage, la force de résilience et de survie qu’il impulse. Tous ces exem­ples, pris au théâtre, peu­vent s’enrichir de la spé­ci­ficité des apports que le masque per­met en s’immisçant dans l’univers mar­i­on­net­tique, comme en témoigne l’analyse menée de « l’école poly­sémique » de Michel Laubu (Turak Théâtre) – et que nous pour­rions pro­longer avec le Blick Théâtre et
Tro-heol, comme avec le Cirque Baroque de Chris­t­ian Taguet en com­plic­ité avec Mauri­cio Celedón (Teatro del Silen­cio). 

Dans une deux­ième par­tie, nous obser­vons que si le masque est un « accéléra­teur esthé­tique », il a aus­si par­tie liée à « l’intime » et à « l’ailleurs ». Dans une visée épisté­mologique, ne pou­vons-nous pas dire en effet que le masque est por­teur de l’universel, à tra­vers les arché­types de l’humain, dans un mou­ve­ment dias­tolique d’ouverture au monde, ce dont témoignent des anthro­po­logues comme Clé­mence Math­ieu et Philippe Char­li­er, mais est aus­si un vecteur para­dox­al de l’introspection, un puis­sant révéla­teur de notre intime human­ité – si l’on en croit Claire Heggen et Leonor Canales ? Qu’il peut sus­citer une fas­ci­na­tion trou­ble devant l’identité incer­taine et énig­ma­tique qu’il engen­dre – ce dont témoigne l’analyse de Nathalie Gau­thard à tra­vers les ques­tion­nements de la sub­cul­ture Queer « à l’ère de l’Anthropocène » ? 

En une troisième par­tie, nous approfon­dissons ce lien par­ti­c­uli­er du vis­age au masque, cet « autre en nous », « ce vis­age porté » capa­ble de ren­dre « réversible l’identité », rigide ou argileux, voire fait de maquil­lage… Nous revenons sur la charge éro­tique du « masquage » telle que l’appréhendait Georges Bataille et que l’on voit par­fois se déclin­er sur les scènes de la per­for­mance. Nous inter­ro­geons plus large­ment cette mul­ti­pli­ca­tion de la présence d’un corps au vis­age effacé dans ce même champ de la danse-per­for­mance depuis les années 2000 – le masque s’inscrivant égale­ment au croise­ment des cul­tures dans le monde de plas­ti­ciens comme Olivi­er de Sagazan ou Chris­t­ian Denis­art, mais aus­si de Josef Nadj, Alain Buf­fard, Chris­t­ian Riz­zo, Rachid Ouram­dane, Sidi Labi Cherkaoui, Damien Jal­let, Anna Hal­prin, Michel Lestréhan… Nous revenons sur ces corps dont « les têtes, les yeux, les nez et les bouch­es » sont « cou­verts, dis­simulés, enca­pu­chon­nés ou masqués de quelques manières », de ces « masques sans vis­age » qui nous par­lent de notre human­ité via sa représen­ta­tion acéphale.

Enfin, des car­nets cri­tiques nous per­me­t­tent de ren­dre compte de l’importance de l’activité autour du masque menée par des « fon­da­teurs et respon­s­ables de lieux », des « asso­ci­a­tions et fes­ti­vals », à l’international, en écho aux actions soutenues des Créa­teurs de masque en France – et nous offrent aus­si un flo­rilège d’études de cas (de Steven Michel et Théo Merci­er à Philippe Quesne en pas­sant par le Théâtre Démod­ocos, la com­pag­nie du Théâtre Ago­ra, Ahmed revient de Didi­er Galas, ce fer­vent défenseur de la puis­sance du masque au plateau). Un tour d’horizon à 360° !

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Guy Freixe
Metteur en scène, comédien et professeur en Histoire et esthétique des Arts de la scène...Plus d'info
Brigitte Prost
Entre autres, Maître de Conférences en Études théâtrales du département Arts du Spectacle de l'Université...Plus d'info
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