Le réinvestissement du théâtre documentaire par de nombreux metteurs en scène et collectifs à partir des années 1980 est accompagné d’une abondante littérature1, visant à en saisir les éventuelles nouvelles formes et enjeux. Le modèle historique du théâtre documentaire élaboré d’abord par Erwin Piscator (LeThéâtre politique, paru en 1929) puis par Peter Weiss (voir notamment ses quatorze thèses sur le théâtre documentaire2) est régulièrement mobilisé, tantôt pour saisir la fidélité et la proximité des méthodes et positionnements, tantôt pour les contredire et marquer une prise de distance avec ses visées didactiques et idéologiques. Bérénice Hamidi- Kim propose ainsi une division en deux genres du théâtre documentaire contemporain, en fonction de la nature des documents mobilisés et de la manière dont ces derniers sont présentés et utilisés sur la scène3. Selon la chercheuse, le premier genre, qu’elle qualifie de « théâtre documentaire de dénonciation de la réalité », s’inscrit et prolonge le modèle historique tandis que le second, le « théâtre documentaire du réel », s’oppose à la possibilité d’une lecture et interprétation univoque et cherche au contraire à « donner à voir et à sentir des éclats4 » d’un monde fragmenté.
Le travail développé depuis 2003 par le collectif anversois Berlin, regroupant initialement Bart Baele, Yves Degryse et Caroline Rochlitz (qui a quitté le groupe en 2009), participe davantage de la seconde catégorie. Leurs œuvres, reconnues à l’échelle internationale, n’endossent pas plus une position didactique qu’elles ne proposent de démonstration. Elles sont plutôt les résultats formels du travail d’investigation entrepris par les artistes cherchant à comprendre et présenter certains états du monde contemporain. Ceci est particulièrement vrai pour le cycle Holocène entamé en 2004 avec Jerusalem et dont la clôture est prévue en juin 2021 avec The Making of Berlin. Les cinq spectacles de ce cycle (Jerusalem (2004), Iqaluit (2005), Bonanza (2006), Moscow (2009)et Zvizdal (2016)) sont des portraits de villes, dépeintes par leurs habitants-personnages et filmées par ces metteurs en scène-réalisateurs. Le travail de Berlin combine phase de documentation, prospection, enquête et collecte de matériaux dans le but de composer des portraits variés de ces lieux, à l’image de leur complexité. La présence d’écrans multiples sur scène, mobiles dans certains cas, met en exergue la multiplicité des facettes du réel et la diversité des points de vue sur ce dernier. Leur utilisation des écrans permet surtout de créer sur la scène de théâtre de nouveaux possibles, de faire exister ce qui ne pourrait pas (co)exister autrement. Aussi, plutôt que d’interroger le travail de Berlin dans son rapport au modèle historique du théâtre documentaire ou de le comparer à d’autres formes contemporaines du théâtre dit « néo-documentaire », il s’agit de s’interroger sur ce que les écrans utilisés par le collectif ont rendu possible pour et dans la scène théâtrale.
Chaque création de Berlin développe un dispositif scénique différent, élaboré en fonction de ce que la ville étudiée leur a appris et de ce qu’elle donne à raconter, au-delà de sa singularité propre, sur notre humanité et contemporanéité. Dans le contexte de confinement actuel, il nous a paru opportun de revenir sur deux œuvres qui explorent des villes fantômes, à deux points opposés du globe : Bonanza d’une part, Zvizdal de l’autre, l’une et l’autre traces d’événements historiques et de périodes révolues, désormais conservées et réinvesties par des habitants dont Berlin collecte les témoignages. Mais loin d’être œuvres testimoniales, c’est bien au monde contemporain que ces regards et paroles qu’elles véhiculent confrontent le spectateur. Bonanza, dont la première a eu lieu au STUK à Leuven, prend pour sujet une ancienne cité minière du Colorado habitée, depuis la fermeture des mines, par seulement sept personnes, réparties dans cinq maisons presque voisines. Sur la scène, cinq écrans correspondant aux cinq foyers sont surmontés d’une grande maquette de Bonanza : les vidéos font voyager les spectateurs à l’intérieur de ces maisons et de leurs environs, à la découverte des derniers habitants dont elles captent les témoignages. Ce portrait filmique donne ainsi à voir un microcosme de la société américaine et exacerbe, au-delà de celle-ci, la mesquinerie humaine : dans le décor grandiose de la nature environnante, les rares habitants se surveillent, se critiquent et s’évitent et ce n’est que le dispositif du théâtre qui, en mettant les cinq écrans côte-à-côte, permet de les rassembler et de faire dialoguer leurs visions divergentes. Le montage, la bande sonore (signée par Peter Van Laerhoven) et l’installation théâtrale réalisent ici cette « juxtaposition de personnalités et de modes de vie divergents », laquelle, comme l’écrit le philosophe Louis Wirth « tend à produire un point de vue relativiste et un sens de la tolérance vis-à-vis des différences5 », une expérience dont sont désormais privés ces résidents de la ville fantôme.
Autre portrait filmique, Zvizdal6(créé en 2016 au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles) fait exister sur scène cette autre localité, désertée à la suite de l’évacuation organisée en 1986 après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Deux sexagénaires, Pétro et Nadia, restent. Berlin est parvenu à négocier un laisser-passer pour se rendre à plusieurs reprises (entre 2011 et 2016) dans cette zone interdite, rencontrer ce couple isolé et donner à percevoir ensuite, sur la scène, l’expérience de leur solitude : « Comment supporter cet isolement infini ? Il y a le manque d’électricité, d’eau courante et de chauffage, il y a les superstitions, la vodka, les marmonnements, les imprécations, les prières et les chants, les rages de dents, les affres de l’âge, les 20 km de marche jusqu’au premier magasin, l’attente de quelqu’un venant du monde habité dont les récits ressemblent de plus en plus à des chimères7. » En réalisant le portrait de cette expérience radicale de l’isolement, les membres de Berlin et l’équipe qui les accompagne répondent d’une certaine façon à l’attente de Pétro et Nadia. En se rendant sur place pour filmer leur quotidien, les suivre au fil des saisons tandis que l’âge rend chaque tâche plus difficile encore, ils relient ce couple dans les dernières années de leur vie au monde extérieur. En documentant leur histoire, ils recréent du lien. Comme pour Bonanza, des maquettes sont présentes sur le plateau, donnant ici à voir la ferme du couple au cours de trois saisons différentes de l’année. Surplombant ces maquettes, un écran sur lequel est projeté le film réalisé. À la différence des autres spectacles qui reposent généralement sur un dispositif multi-écrans, celui-ci ne partage qu’une histoire, commune, celle d’un couple uni dans sa solitude. L’écran apparaît dès lors comme une fenêtre sur leur réalité et le portrait filmique comme l’un des seuls moyens de la faire exister. Le média filmique devient ainsi un intermédiaire nécessaire pour l’accès à l’autre, ce qui ne peut que résonner aujourd’hui, tandis que les mesures de confinement exigent le recours aux outils du virtuel pour pallier les interdictions de se rassembler.
C’est cette mise en relation opérée au moyen des dispositifs scéniques qui constitue, à notre sens, sa portée politique. Hannah Arendt définit la politique comme la gestion de l’espace qui-est- entre les hommes8 et c’est précisément cet espace qui est interrogé et travaillé par les artistes. Que ce soit à Bonanza, où les quelques rares habitants choisissent l’isolation et la méfiance pour mode de vie, ou à Zvizdal, où un vieux couple de paysans préfère, au nom de son attachement à sa terre et par peur du déracinement, l’isolement radical à un déplacement pourtant ordonné, la démarche et la présentation scénique de Berlin parviennent à élaborer des mises en relation de ce qui, sans cela, ne se rencontrerait pas. La question de la gestion de cet espace engage également leur propre éthique : à quelle distance, sous quel angle se placer ? Quelles sont la bonne distance et la bonne place pour l’observateur et ses caméras, entre intrusion, voyeurisme et accompagnement ? En multipliant les écrans sur scène, en nous permettant d’observer, à micro-échelle, les dynamiques humaines, en nous confrontant à leurs choix de captation et de montage, leurs créations posent, de manière subtile et complexe, la question de ce que nous faisons – et peut-être, in fine, de ce que nous pouvons/voulons faire – de cet espace qui est entre nous.
- Citons, à titre d’exemples notables, Alison Forsyth et Chris Megson (ed.), Get Real : Documentary Theatre Pastand Present, Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2009 ; Carol Martin (ed.), Theatre of the Real, Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2013 ou, dans le monde francophone, Jean-Pierre Sarazac (dir.), Poétique du drame moderne et contemporain, Études Théâtrales, n°22, Louvain-la-Neuve, 2001 ; Erica-Magris et Béatrice Picon-Vallin (dir.), Les Théâtre documentaires, Lausanne ; L’Âge d’Homme, 2003 ; Lucie Kempf et Tania Moguilevskaia (dir.), Le théâtre néo-documentaire. Résurgence ou réinvention ?Nancy : PUN – Éditions Universitaires de Lorraine, 2013. ↩︎
- Peter Weiss « Quatorze thèses sur un théâtre documentaire » dans Discours sur les origines et le déroulement de la très longue guerre du Vietnam, illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre les oppresseurs, Paris : Seuil, 1968. ↩︎
- Bérénice Hamidi-Kim, « Présenter des éclats du réel, dénoncer la réalité » dans Lucie Kempf et Tania Moguilevskaia (dir.), op. cit, pp. 45 – 59. ↩︎
- Ibid., p. 46. ↩︎
- Louis Wirth, « Urbanisme as a Way of Life », cité dans Richard Sennett La Conscience de l’œil. Urbanisme et société, Lagrasse : Verdier, 2009, p. 309. ↩︎
- Pour une analyse approfondie du spectacle et de son processus de création, lire « Derniers figurants d’une ville fantôme. À propos de Zvizdal (Tchernobyl – si loin si proche), collectif Berlin », de Sylvie Martin-Lahmani dans Alternatives théâtrales, n°131, mars 2017. ↩︎
- Extrait de la présentation du spectacle par Berlin : https://berlinberlin.be/fr/project/zvizdal ↩︎
- Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris : Seuil, 2014. ↩︎