Le flirt est un art désuet. Sous ses allures légères, il exige de mêler improvisation et expertise pour rendre invisibles ficelles et autres stratagèmes. Entre jeux de regards, rapprochements et absences suggérées, le théâtre de Guy Cassiers y excelle. Enquête sur un art du flirt bien plus sérieux qu’il n’y paraît.
On dit que les premières minutes sont décisives dans une rencontre, il importe alors de mettre toutes les chances de son côté. Première chose : ne pas se lancer seul dans l’aventure car le flirt, en dépit des apparences, est un travail collectif. Guy Cassiers le sait bien, lui qui dans les années 1980 se fait connaître en organisant pour son école des Beaux- Arts d’Anvers des sortes de happenings à la flamande. Ces fêtes/ performances rassemblent des artistes de tous horizons (parmi lesquels figurent déjà Jan Fabre et Jan Lauwers) et n’ont que faire des distinctions disciplinaires. Dans l’ombre des institutions culturelles, le jeune Guy Cassiers forge alors les principes de son art : une pratique interdisciplinaire et collective et la possibilité pour l’art de « créer ses propres lois ». Des principes qu’il appliquera quelle que soit sa casquette. Nommé en 2006 à la direction de la Toneelhuis d’Anvers, il décide d’en partager les commandes avec des artistes venus d’autres champs que le sien (danse, cinéma, vidéo, musique). Chaque fois qu’il endosse le rôle de metteur en scène, il aime donner à ses collaborateurs la liberté (et la responsabilité) d’outrepasser leur fonction première d’acteur, de compositeur ou de technicien pour qu’ils puissent contribuer à la création dans son ensemble. Ne pas faire cavalier seul, voilà la première condition du flirt à la Cassiers.
La seconde est d’avoir une connaissance approfondie du terrain de jeu. Un terrain que Cassiers et ses complices ont construit selon une cartographie invisible à l’œil nu et faite d’images à agencer. Si, physiquement, peu d’éléments sont présents, chaque angle du plateau, chaque espace a été pensé pour pouvoir créer une image grâce à des procédés audiovisuels que l’acteur aura à activer au cours du flirt. Ainsi de la scénographie d’Orlando dans laquelle Katelijne Damen interprète seule (en apparence du moins) l’adaptation du récit de Virginia Woolf. Deux espaces sont définis : un plateau en forme de damier d’une part, de l’autre un écran au lointain. Horizontal pour l’un, vertical pour l’autre, ces deux lieux d’apparition des images sont reliés par des caméras suspendues qui filment en direct le damier et en reproduisent l’image sur l’écran – après l’avoir explosée à la manière d’un kaléidoscope. Sous le regard de cette caméra suspendue, l’image physique du plateau se diffracte en une multitude de détails auparavant invisibles et que l’écran dévoile, comme un petit coin de peau qu’un geste négligé met soudain à nu. Le piège est tendu. Ne reste plus qu’à en synchroniser la mise en œuvre. Vient alors le temps des répétitions, un temps qui se fait avec toutes les forces en présence pour pouvoir « savourer et apprendre à connaître tous les matériaux, toutes leurs possibilités ». Car Katelijne Damen, comme tous les acteurs chez Cassiers, « n’est pas seulement l’actrice devant la caméra mais est aussi responsable du cadre et de la composition ». Il faut donc connaître l’angle de rotation de chaque caméra, la disposition de chaque projecteur pour pouvoir sculpter la lumière avec son corps, savoir l’impact de chaque froissement de tissu sur le micro, la résonance de chaque caresse sur la peau, la sienne ou celle des autres. Techniciens, acteurs, metteur en scène, chacun répète et répète ses gestes comme un musicien de jazz revoit ses accords et ses gammes, décide d’un canevas et entre en scène, pour improviser. Le spectateur arrive, le flirt peut commencer.
Le flirt n’a d’intérêt que si le partenaire a du répondant. D’expérience, Guy Cassiers sait que le spectateur en a et qu’il ne manque pas d’endurance – le succès d’une création comme le Marathon Musil en 2012 (six heures) l’a prouvé. Au sein de ces cartographies d’images à construire, il prend donc soin de réserver au spec- tateur un espace de liberté et de création : « En tant que metteur en scène, je mets à disposition les couleurs et les pinceaux nécessaires, mais c’est le spectateur qui peint le tableau. » Tout le plaisir du flirt est là : articuler avec soin les effets de présence et d’absence pour titiller l’imagination – ce que d’aucuns nomment préserver le mystère.
Au sein de ces
cartographies
d’images à
construire, Guy
Cassiers prend donc
soin de réserver
au spectateur un
espace de liberté
et de création :
« En tant que
metteur en scène,
je mets à disposition
les couleurs et
les pinceaux
nécessaires,
mais c’est le
spectateur qui peint
le tableau. »
Semer le doute sur les qualités de présence d’abord en jouant sur la matérialité des corps et des costumes pour mieux les sublimer au sens chimique du terme : pour les rendre évanescents. Ainsi de l’usage des gros plans vidéo qui, allié au renforcement sonore de la voix par les micros, donne le sentiment au spectateur d’accéder aux pensées secrètes du personnage. Tout au long de la représentation, le corps de l’acteur ne cesse de s’effacer ainsi au profit de l’image filmée. Le spectateur est un infidèle et son regard, sans scrupule, se laisse happer par ces corps autrement fascinants que l’écran lui présente. Au comédien alors de jouer avec ces espaces d’invisibilité, ramenant le regard vers lui ou le laissant divaguer. L’effacement touche aussi les costumes, cette seconde peau qui chez Cassiers regorge de détails et d’indices qui s’accumulent jusqu’à en faire une image à décrypter, comme un tableau ou un texte – souvenir des accessoires d’équitation sur les costumes de Marathon Musil pour figurer cette étrange diarrhée dont sont pris les chevaux au début de L’Homme sans qualités. Encombrés de ces costumes, les acteurs vont jusqu’à servir par instant de surface de projection pour des images filmées et se muent en véritables corps- images – ce qui leur offre le plaisir iconoclaste de détruire l’image, par un simple pas de côté. Sortir du cadre pour que le spectateur en prenne conscience et puisse imaginer « ce qu’il y a au-dessus et à côté ». Désigner l’absence, pour éveiller sa sensibilité.
Et à cet égard, Guy Cassiers dispose d’une botte secrète : le son. Travaillée au plus près de chaque fluctuation vocale par l’intermédiaire de micros, la voix des acteurs se mêle à la musique, modifie la perception du spectateur et fait entendre le grain, le rythme de ces écritures (souvent littéraires) que Cassiers apprécie tant. La langue devient matière et s’incarne. Ainsi de ces chanteuses vêtues de noir que Cassiers place aux côtés de Lady Macbeth dans son MCBTH (2013) – aux lettres disparues du titre font écho ces présences musicales qui soufflent leurs sortilèges à l’oreille de Katelijne Damen. Tandis que les images occupent le regard et l’attirent en dehors des cadres, la matière sonore caresse à son insu le spectateur et le fait « tomber dans un monde qui n’est pas là ». Un monde fait d’images visuelles et sonores à inventer et où chacun est libre de s’engager… pour un flirt.