Laurent Bazin met en scène les acteurs, mais aussi les spectateurs, dans des pièces de théâtre doublement immersives : technologiquement immersives grâce à la réalité virtuelle, émotionnellement immersives grâce à la démarche sensorielle qu’il introduit dans son fil narratif.
Avec Les Falaises de V. en 2017 ou plus récemment Le Baptême en janvier 2020, Laurent Bazin a développé une approche particulièrement hybride de la mise en scène, reliant théâtre, installation immersive et réalité virtuelle. Une articulation à la fois complexe et sensorielle, qui procède d’un parcours de réflexion et de création passé par différentes étapes.
Après des études de philosophie prémonitoires, où il découvre une forme d’expérience esthétique dans la lecture de L’Éthique de Spinoza ou des œuvres de George Berkeley et commence à s’intéresser à la « mise en ordre du réel » portée par ces grands penseurs, Laurent Bazin se tourne vers le théâtre et vers des genres aussi différents que la comédie musicale et le thriller médiéval. Sa comédie musicale Signé Corbeau, aux Folies Bergères, lui enseigne déjà l’importance de l’amplification du pouvoir sensoriel. Il évoque comme modèle Jacques Demy et sa recomposition du réel dans un monde chanté, aux couleurs et décors réinventés. Le genre lui apprend également à conduire une histoire avec tous ses moyens : le texte, mais aussi tous les ingrédients auditifs, visuels ou sensitifs qu’elle suppose. Une leçon qu’il va retenir.
Car depuis quelques années, Laurent Bazin écrit et conçoit ses pièces avec l’idée de faire entrer le spectateur dans un mode immersif, autant bâti sur la technologie de la réalité virtuelle que sur une recherche optimisée de la sensation. Qu’il s’agisse des Falaises de V. ou du Baptême, les sens sont le témoin-clé de l’expérience. Les impressions les plus intimes du spectateur font ainsi écho à ses récits désormais plus sombres, plus proches des anticipations dystopiques d’un Philip K. Dick que des chorégraphies des Demoiselles de Rochefort. En s’interrogeant sur les « pactes possibles que la société pourrait passer avec les individus pour maintenir son équilibre », Laurent Bazin s’intéresse au pacte s’établissant entre le spectateur et le personnage principal de l’histoire, celui que l’on suit de façon intériorisée grâce au dispositif VR. Une quête que Laurent Bazin décrit comme une forme d’« autobiographie maquillée », en avouant que « chacune de mes créations part d’une sorte d’inquiétude intérieure, d’un malaise dont j’essaie de me décharger sous forme de fiction1 ».
Empathie et points de passage
Dans Le Baptême, un sentiment de culpabilité nous accompagne en suivant le parcours étrange d’un homme persuadé d’avoir commis un meurtre sans que rien ne le prouve. Emmitouflé dans son masque VR, on fixe cette histoire presque surréaliste, dans un scénario digne de La Colonie pénitentiaire de Kafka. Dans Les Falaises de V., des détenus de longue durée se voient proposer de faire don de leurs organes contre des années de liberté. Le rapprochement offert au spectateur dans l’expérience VR y est encore plus poussé puisqu’il est invité à occuper la place du convict, allongé sur un lit, pour mieux partager son remords ou ses doutes.
La technique de la réalité virtuelle participe bien entendu grandement de cette immersion empathique. Les deux pièces s’appuient toutes les deux sur des prises de vues réelles et avec des acteurs. Nombreuses et montées pour Le Baptême, elles sont plus réduites dans Les Falaises de V., mais c’est surtout la part d’inconscient que véhiculent ces images chez le spectateur qui s’avère la plus forte. Derrière leur contraste – en noir et blanc pour LeBaptême, en couleurs pour LesFalaisesdeV.–, elles ne tardent pas à s’apparenter à « des émanations qui court-circuitent la linéarité du schéma narratif ». En clair, si ces images existent pour structurer l’histoire, l’effet qu’elles produisent dans l’expérience intime sensorielle du spectateur s’avère un point central.
Pour soutenir cette relation entre acteur et spectateur, Laurent Bazin n’hésite pas à créer divers points de passage dans ses pièces entre l’espace virtuel, procédant des situations visionnées via le casque VR, et l’espace physique. Dans Les Falaises de V., le spectateur, atteint par la cécité du héros de l’histoire, se retrouve physiquement pris en charge par un comédien-soignant qui le fait déambuler vers la sortie. Dans Le Baptême, le fil du récit se fait par écouteurs et conduction osseuse, mais le comédien jouant la voix off intervient aussi également au milieu des spectateurs assis et casqués pour leur susurrer l’histoire à l’oreille. À la fin de cette pièce, le public est d’ailleurs invité à changer de salle pour se réunir autour d’une vasque où une comédienne s’extirpant du groupe fini par s’immerger. Un symbole presque rituel, pour une expérience de mise en scène multidimensionnelle.
- L’ensemble des propos de Laurent Bazin sont extraits d’un entretien avec Laurent Catala, mars 2020. ↩︎