« Ne mosquito pas » est un collectif bruxellois qui rassemble des danseurs, des metteurs en scène, des comédiens tant néerlandophones que francophones et des amis venus d’un peu partout. Ensemble, ils décident l’été dernier de créer un projet se déclinant autour de plusieurs solos ayant pour thème « if you at first don’t succeed/failure may be your style1 ». Durant de courts ateliers en amont des spectacles, ils se plongent dans leurs archives personnelles où sont enterrés leurs souvenirs d’auditions douloureuses, de répétitions difficiles, de performances gênantes, mais également les tribulations de leurs vies souvent précaires. En s’interrogeant sur les normes qui forment leurs pratiques, ils produisent du matériel scénique qui exprime la relation entre art et échec ; les « ratés » cessent d’être des obstacles pour devenir les points de départ de leurs créations.
Le mercredi 2 septembre 2020, face à un public réuni en plein air sur le grand gradin de bois de Decoratelier2, la représentation de Ne mosquito pas 14 commence par un speech qui donnera le ton des solos présentés durant la soirée :
Nous avons collecté nos mauvaises idées et nous les avons rendues pires. Nous avons joué avec notre attirance pour le ‘badtaste’ et avons cherché à imaginer notre ‘loser’ intérieur’. En ce sens, nous tâchons d’adopter l’échec comme moyen de nous exprimer sur scène. Via notre ‘lose attitude’, nous réfléchissons à des manières de remettre en question une société motivée essentiellement par le succès. « Ne mosquito pas » est un work in progress qui, à chaque représentation, compte de nouveaux artistes. Il y a deux mois, Simon rêvait d’un marathon de200 solos avec des performeurs de toutes sortes. Ce soir, il n’y en aura que cinq.
Face à la désinvolture joyeuse de cette introduction, nous savons que nous serons les témoins de ce que nous n’avons pas l’habitude de voir : la « non-ambition » comme moteur pour représenter la beauté de la faille.
Je repense à cette phrase de Marcel Mariën : « Il n’y a aucun mérite à être quoi que ce soit », et je souris déjà avec enthousiasme. Sur l’estrade circulaire, une petite troupe s’affaire. La sono est posée dans un coin à même le sol et de rares costumes et accessoires sont éparpillés ici et là. Micha Goldberg enfile une sorte de combinaison argentée à laquelle est accrochée une queue de poisson et s’assied sur un tabouret. Une jeune fille, Rosie Sommers, s’avance sur le devant de la scène et prend la parole en français avec un fort accent flamand. Tout dans son attitude traduit la catastrophe à venir. « La chute » nous ayant été annoncée dès l’ouverture du spectacle, j’attends le moment où, comme au cirque, elle se cassera la figure, et m’interroge sur la limite trouble qui opère ici entre voyeurisme et catharsis.
Très vite, on comprend que Rosie se promène dans un musée en attendant son rendez-vous Tinder. Il arrive, et on découvre qu’elle est une artiste fraîchement diplômée qui, à cause de la crise du Covid, a vu toutes ses résidences annulées. Inscrite depuis peu au CPAS, elle nous parle des boîtes de conserve qui constituent l’essentiel de son colis alimentaire et qui ressemblent en tout point à cette œuvre d’art exposée à côté d’elle. Après avoir embrassé fougueusement son partenaire, elle se voit offerte comme par enchantement la chance de faire une performance au milieu du musée. Débarrassée de ses vêtements, elle nous livre dans un anglais aux accents allemands (plus performatique selon elle) le souvenir des compotes de pommes que lui faisait sa grand-mère quand elle était enfant. Difficile de dire si nous sommes toujours dans le contexte narratif décrit plus haut ou dans un délire psycho-hypnotique, mais en tout cas une chose est sûre : Failure is definitely her style.
S’ensuivent les solos d’Anna Franziska Jäger, Micha Joseah Barratt-Due Goldberg, Sophie Melis et Simon Van Schuylenbergh. Avec un humour décapant, une corporalité très engagée et une esthétique bric-à-brac, tous nous parlent de leurs difficultés d’être ou non à la hauteur. La hauteur, c’est la distance verticale entre deux objets mais aussi la mesure des exigences qui nous sont imposées dans un monde où il s’agit d’être toujours plus performant, créatif, attractif, courageux, docile et fort à la fois. Et c’est pour cette raison que ce que nous propose le groupe « Ne mosquito pas » est si régénérant : leurs égarements, leurs doutes, leur fragilité loufoque sont comme un miroir dans lequel ne se reflète plus ni beauté ni laideur, mais seulement le réconfort d’être face à une authenticité débarrassée de considérations convenues.