En mars 2017, le collectif de théâtre Legítima Defesa montait A Missão em Fragmentos : doze cenas de descolonização em legítima defesa (La Mission en Fragments : douze scènes de décolonisation en légitime défense) à l’Auditorium Ibirapuera, un imposant théâtre dessiné par Oscar Niemeyer, à São Paulo. Dans ce spectacle, le metteur en scène, dramaturge et DJ Eugênio Lima se penche sur l’influence d’auteurs et de militants noirs nord-américains tels que Malcolm X, Stokely Carmichael ou Angela Davis, entre autres, sur la pièce écrite en 1979 par Heiner Müller, intitulée La Mission, souvenir d’une révolution.
Lima s’intéresse en particulier au personnage de Sasportas conçu comme un révolutionnaire noir : « Un gars qui suit Frantz Fanon, qui convoque Che Guevara. »1 Ayant eu accès aux archives d’Heiner Müller en Allemagne et ayant échangé avec un spécialiste de son œuvre, il s’est attaché à aller plus loin que les intertextualités les plus connues dans La Mission, par exemple les textes d’Anna Seghers, de Bertolt Brecht et de Georg Büchner2. Il ne s’en tient donc pas à la pluralité de voix déjà caractéristique de cette pièce et de bien d’autres de Müller, mais il la peuple d’autres discours, bruits, regards et paysages. Privilégiant les références non canoniques et valorisant les contributions de penseurs noirs et de ce que l’on appelle le tiers-monde, cette recherche artistique prend la forme d’une critique génétique, mais aussi d’une réparation historique.
Ainsi, la présence exclusive d’artistes noirs sur scène renforce de façon décisive une tendance politique qui affleure déjà dans le texte original et qui questionne non seulement l’écart entre les objectifs de la Révolution française et la réalité du colonialisme et de l’esclavage, mais surtout la capacité du discours politique, principalement celui de gauche, produit dans des contextes dominants de la géopolitique internationale, à appréhender les réalités vécues par les populations du tiers-monde et les minorités raciales et sociales.
Plutôt que de tisser des liens entre la fable et les noms de dirigeants politiques immortalisés par l’histoire comme le fait Heiner Müller avec Saint-Just, Robespierre et Danton, le metteur en scène brésilien préfère l’association à des figures de proue de la décolonisation de l’Amérique latine au xixe siècle et de l’Afrique au xxe siècle. On assiste au début à une projection monumentale du profil de l’intellectuel et révolutionnaire guinéen Amílcar Cabral, suivie du son d’un message de Nouvel An adressé à son peuple. L’image s’imprime sur le cyclorama, sur le rideau semi-ouvert, mais aussi sur les corps des acteurs et le timbre de sa voix est amplifié dans toute la salle. Son portugais est parlé avec un accent différent pour l’oreille des Brésiliens et se présente au public sans aucune explication pédagogique – c’est un théâtre politique différent de celui de l’agit-prop, et sur ce point les artistes de la troupe se révèlent liés à l’héritage esthétique de Müller et de Brecht.
Il faut toutefois bien réaffirmer que Legítima Defesa est avant tout un collectif noir. Il est apparu dans le champ culturel brésilien un an plus tôt, quand plus de 52 artistes noirs ont symboliquement séquestré le public d’une représentation de la troupe germano-suisse Rimini Protokoll, au Théâtre Municipal de São Paulo, autre bâtiment emblématique de la ville. Dirigés par Eugênio Lima, les artistes ont envahi la salle et ont bloqué les spectateurs alors que ceux-ci se préparaient à quitter le théâtre après un long spectacle. Dans les couloirs, entre les rangées, à l’avant-scène, dans les galeries supérieures, ils les regardaient tout en les apostrophant : « Asseyez-vous ! », « Écoutez ! », « Maintenant c’est nous qui parlons ! », mais aussi en gardant le silence, le visage grave.
L’irruption d’un groupe de personnes noires dans un espace de reproduction de la culture dominante est déstabilisante pour d’innombrables raisons. Nous en mentionnerons quelques-unes. La stratégie de guérilla, avec la mise en scène de la séquestration, du hold-up ou de l’acte terroriste, détournait artistiquement une des formes de la violence dans les sociétés contemporaines. Ses auteurs, conscients du stéréotype qui associe criminalité et populations noires, l’ont mobilisé durant cette action pour produire un effet de stupeur ou de terreur, inversant le racisme contre les racistes eux-mêmes.
Avec le public entre leurs mains, les « kidnappeurs » se sont mis à l’interpeller avec des questions comme : « Vous savez quel est le plus dur combat de tout homme noir brésilien ? » Les yeux rivés sur les auditeurs, tout en sachant qu’ils n’obtiendraient aucune réponse, ils répondaient eux-mêmes après un bref silence :
« C’est de se faire appeler par son nom. »
Un extrait du morceau de rap Capitulo 4, Versiculo 3 (Chapitre 4, Verset 3) du groupe Racionais MCs, qui disait « sur quatre personnes tuées par la police, trois sont noires » était scandé en boucle, dénonçant le génocide du peuple noir dans le pays. Tendant l’oreille, en silence et l’air intéressé, l’actrice Tatiana Rodrigues Ribeiro se tournait vers les spectateurs et leur disait : « Écoutez ! Vous entendez ? », Son geste exprimait une indiscutable provocation contre une espèce d’aveuglement collectif face à la croissance exponentielle de la violence raciale pratiquée par l’État.
Un des moments les plus marquants de la performance fut celui où ils ont décidé de compter le nombre de spectateurs noirs assis sur les fauteuils, et le résultat s’est révélé choquant : dans une salle d’environ 1200 places, seules quatorze personnes se sont déclarées noires.
Si on s’attendait à un nombre réduit, la réalité s’est montrée encore plus brutale et a permis de matérialiser « le racisme institutionnalisé dans la société brésilienne, présent jusque dans les domaines réputés progressistes de la culture »3. Devant cela, l’acteur Gilberto Costa a décrété : « Ce sont les publics de théâtre qui sont violents ! »
Ainsi, il est remarquable que la présence noire soit réaffirmée par la composition de la troupe et par une pléthore de références de la pensée et des arts noirs peu connus de l’audience blanche. Sur la scène de La Mission en Fragments, les corps traversés par les images, textes et voix noires sont accompagnés par la présence de ceux que Lima appelle « les alliés », des compagnons que chaque artiste est encouragé à faire venir, afin de démultiplier la présence noire, affrontant son exclusion généralisée des théâtres. À la fin du spectacle, ces alliés sont appelés sur scène, depuis la salle mais aussi de l’extérieur, par l’ouverture en fond de scène, ce qui a pour effet de montrer l’arrivée d’une foule noire. Cet épilogue évoque la formation d’un quilombo4, en référence aux mouvements et aux espaces historiques de résistance à l’esclavage et au colonialisme, au passé et au présent.