« C’est pour ça que j’aime ce pays ! » David Marton prononce cette phrase en nous rejoignant sur l’esplanade de l’Opéra d’Anvers, où il répète Dido and Aeneas. Il pointe du doigt un building type années 70 qui semble avoir poussé pendant la nuit et défier l’architecture néo-baroque de l’institution flamande. Lorsqu’on lui a proposé d’écrire son portrait dans le cadre de ce numéro consacré à l’écologie, le metteur en scène en a été le premier surpris : « C’est drôle que vous me considériez comme une voix de l’écologie ! Ça ne me serait jamais venu à l’idée ! » Il est vrai qu’au contraire d’autres artistes comme Jérôme Bel, David Marton n’a jamais revendiqué une conscience écologique : « Je ne vais pas me prendre pour un super-héros sous prétexte que je ne prends pas l’avion. » L’écologie n’est pas le sujet de ses spectacles, à la différence d’un Philippe Quesne et de son récent Farm Fatale, où une bande d’épouvantails entre en résistance contre le capitalisme dérégulé qui ravage les forêts, les terres et les océans. Aussi, poser la question de l’écologie à travers l’exemple de David Marton, c’est d’abord s’intéresser à l’invisible, aux coulisses de la création, aux pensées et aux pratiques qui ne sont pas portées en scène mais qui influencent la production artistique.
Sur l’esplanade de l’Opéra d’Anvers
Au fond, le metteur en scène hongrois a un point commun avec ce building qui domine la Rooseveltplaats : il n’est pas où on l’attend. Après une formation de pianiste à l’Académie Franz Liszt de Budapest, il déménage à Berlin pour étudier la direction musicale et la mise en scène à la Hochschule für Musik Hanns Eisler. Âgé d’une vingtaine d’années, il gravite autour de la Volksbühne et débute sa carrière comme collaborateur de monstres sacrés tels que Frank Castorf, Christoph Marthaler et Arpád Schilling, avant de faire ses armes dans le vaste réseau des scènes indépendantes de la capitale allemande. Composant un théâtre inextricablement lié à la musique, il se fait vite remarquer par les scènes institutionnelles pour l’originalité et la puissance formelle de ses productions : Fairy queen oder hätte ich glenn gould nicht kennen gelernt d’après Purcell à la Sophiensaele, Wozzeck puis Lulu d’après Berg, respectivement à la Volksbühne et au Schauspielhaus Hannover… En 2009 – 2010, le magazine Die Deutsche Bühne lui décerne le prix du metteur en scène de l’année. Il est découvert en France grâce à Don Giovanni. Keine Pause d’après Mozart à la MC93, qui lui restera fidèle en programmant coup sur coup ses créations suivantes, dont Harmonia Caelestis d’après le roman de Péter Esterházy et Le Clavier bien tempéré d’après Bach. Dans ces titres, tout est bien sûr dans le d’après, qui permet au metteur en scène de prendre toute liberté avec les œuvres dont il s’inspire. Le théâtre de Marton est résolument postdramatique, selon l’expression de Hans-Thies Lehmann : les différentes composantes du spectacle que sont le texte et la musique sont considérées comme des matériaux qui peuvent être augmentés, retranchés ou modifiés au cours du processus de création.
En tant qu’artiste de théâtre musical, David Marton ne tarde pas à intéresser les maisons d’opéra, notamment La Monnaie et l’Opéra national de Lyon. Mais il ne renonce pas pour autant aux collages et autres mélanges instables qui font la singularité de son style : dans son Orfeo ed Euridice, il partage le rôle d’Orfeo entre les voix du contre-ténor Christopher Ainslie et de la basse Victor Von Halem. Au début de Don Giovanni, l’introduction orchestrale au premier air de Leporello est jouée par un tourne-disque tandis que le valet s’exerce à diriger un orchestre-fantôme. Une approche qu’il poursuit jusqu’à ce Dido and Aeneas qu’il répète aujourd’hui, pour lequel il a ajouté aux fragments de l’opéra de Purcell des extraits de l’Énéide de Virgile, des compositions du guitariste de jazz finlandais Kalle Karima et des interludes de la chanteuse américano-suisse Erika Stucky.
La réserve de David Marton à se considérer comme une voix de l’écologie vient d’abord d’une prise de conscience tardive : « J’ai honte de l’avouer mais ça fait seulement quelques années que je m’intéresse à ces enjeux. J’ai grandi en Europe de l’Est, où ces questions n’étaient pas prioritaires. » Adolescent, dans les rues de Budapest, il se moquait des gens qui arboraient des slogans verts sur leurs t‑shirts, sans savoir que son Moi du futur les porterait un jour. Lorsqu’il a déménagé à Berlin, il s’est laissé gagner par l’esprit de la ville. Il a commencé à se déplacer en vélo et à fréquenter les boutiques équitables : « Mais tout ça est dérisoire. » D’une manière générale, il trouve sa génération peu politisée : « Les jeunes qui ont vingt ans aujourd’hui sont beaucoup plus engagés. » Il admire celles et ceux qui ont foi en l’action collective, ces vingtenaires qui descendent dans la rue manifester ou ces adolescents de #FRIDAYSFORFUTURE qui sèchent les cours pour le climat à l’instigation de l’activiste suédoise Greta Thunberg. Lui, fait partie des gens qui ne revendiquent rien.
Il y a quelques années, David Marton a arrêté de prendre l’avion. Cette décision, qu’il n’a jamais vraiment expliquée, a piqué notre curiosité. Elle est la principale raison qui nous a donné envie de parler écologie avec lui : une première fois dans le cadre du groupe Green Opera à La Monnaie et une seconde, dans le cadre de ce numéro. Toute isolée qu’elle soit, cette simple décision oblige à appréhender différemment le déroulement d’une production, par exemple en limitant les voyages pour des réunions ou séances de travail de courte durée. Dans un monde opératique largement mondialisé, elle résiste à ce que le philosophe allemand Hartmut Rosa nomme l’accélération du temps. Elle est une tentative de l’artiste pour s’approprier un mode de production dont les contraintes paraissent a priori fort éloignées de sa méthode de travail.