Vu de France, où les troupes lyriques ont disparu dans la seconde moitié du XXe siècle, toute production d’opéra prend des couleurs internationales à la lecture de sa distribution vocale. Il en va de même ailleurs : on engage plus volontiers des Britanniques pour chanter Britten, des Allemands pour chanter Strauss, des Italiens pour chanter Puccini… Cela va plus loin : les distributions du Festival de Bayreuth sont aujourd’hui aussi panachées que celles de titres français dans des théâtres hexagonaux. Comme leurs pairs, les artistes français excellent dans tous les répertoires : épaulés par leurs agents, ils travaillent donc autant, voire davantage, à l’étranger que dans leur pays de formation et/ou de résidence. Le bilan carbone des productions lyriques s’en alourdit donc d’autant. Faut-il repenser ce modèle exaltant, mais parfois éprouvant pour les artistes ? Entretien avec deux chanteuses aux expériences différentes, la mezzo-soprano tchèque Magdalena Kožená et la soprano française Elsa Benoit.
« Faut-il à tout prix composer
— Magdalena Kožená
des distributions internationales ? »
La pandémie qui a suspendu nos activités nous montre qu’une mutation devient urgente : je ne pense pas que nous reviendrons facilement au monde d’avant, et il va pourtant falloir rouvrir les théâtres et remettre tout le monde au travail. Nous, artistes, devons contribuer à la réflexion. Le modèle de production lyrique dominant repose sur les voyages des interprètes, qui passent une partie de leur vie active en avion et à l’hôtel. Or le trafic aérien n’est plus soutenable, ni pour la planète ni pour nous, car nos conditions de voyage se sont dégradées depuis vingt ans. Je ne m’interroge pas seulement sur les solistes, mais aussi sur les formations et les compagnies. Certains orchestres ont les tournées pour base de leur modèle économique : cela peut-il durer ? Notre milieu devrait développer une réflexion sur les ressources locales. Dans chaque capitale se forment et vivent de nombreux artistes.
Faut-il à tout prix composer des distributions internationales ? Certes, certains chanteurs sont irremplaçables, mais il y a dans chaque pays d’excellents interprètes qui rendraient possibles de nouvelles constructions artistiques. Bien entendu, peu d’artistes souhaitent limiter leur carrière à leur ville de résidence. À mes débuts, j’ai connu la vie de troupe au Volksoper de Vienne. Tout en bas de la hiérarchie, j’assurais de petits rôles sans égards pour ma tessiture : mezzo, j’étais amenée à chanter aussi bien alto que soprano. Ce système qui utilise les artistes est sécurisant, mais pas toujours satisfaisant.