L’écoféminisme est un courant de pensée qui émerge dans les années 1980, dans un contexte où la déforestation, des famines et la course à l’armement nucléaire alarment de nombreuses militantes. Celles-ci reconnaissent que la surexploitation des ressources naturelles sur Terre et l’oppression qui s’exerce sur les femmes ont une souche commune. Avant de devenir un objet d’étude, notamment auprès d’universitaires, l’écoféminisme s’est exprimé lors de manifestations uniques en leur genre, happenings, performances ou par des textes littéraires dont la puissance « est liée aux types de récits qu’ils fabriquent, qui leur ont valu d’être attaqués pour avoir tenté, précisément, de sortir de notre culture dominante – prédatrice, misogyne, transcendante – et d’avoir réussi1 ». Ces récits ont-ils imprégné la création lyrique et comment ? C’est la question que nous avons posée fin mars 2021 à trois artistes dont les travaux sont en partie influencés par la pensée écoféministe, consciemment ou inconsciemment : la librettiste Cordelia Lynn et les metteuses en scène Kapitolina Tcvetkova et Lisenka Heijboer Castañón. Par-delà la singularité de leurs réponses, des préoccupations communes émergent, quant aux conditions de possibilité de créations où se déploient d’autres imaginaires – notamment du point de vue des méthodes adoptées, des logiques institutionnelles ou des récits mobilisés.
Des récits pour notre monde contemporain
Entretien avec Cordelia Lynn
À l’heure où nous réalisons cet entretien, vous achevez l’écriture d’un livret d’opéra, Like Flesh, dont la musique est composée par Sivan Eldar et dont la création aura lieu à l’Opéra de Lille en janvier 2022. Cet opéra est inspiré par les Métamorphoses d’Ovide. Quelle en a été la genèse et qu’est-ce qui vous a poussée à adapter ces récits mythologiques ?
Like Flesh est le résultat d’une longue période de collaboration avec la compositrice Sivan Eldar, qui a débuté en 2016 lors d’ateliers à l’Académie du Festival d’Aix-en-Provence. Au fur et à mesure de nos différents échanges et travaux, nous nous sommes rendu compte que la notion de transformation nous intéressait particulièrement. Parallèlement, j’ai toujours été fascinée par les Métamorphoses d’Ovide, incontournables dès lors qu’il est question des corps et de leurs transformations – ce dont témoigne le texte dès son incipit : « Je me propose de dire les métamorphoses des corps en des corps nouveaux. »2 En décidant de nous emparer du texte d’Ovide pour la création d’un nouvel opéra, nous étions cependant certaines, Sivan et moi, de ne pas vouloir en livrer une simple adaptation, et cela pour deux raisons. Tout d’abord, parce que l’ensemble des Métamorphoses est empreint d’une violence qui ne nous intéresse pas en tant que telle. En un sens, les Métamorphoses peuvent être lues comme une succession de viols, ou de violences perpétrées envers des femmes. Deuxièmement, parce que nous souhaitions dépasser l’idée que la transformation serait le point culminant de la narration. En effet, chez Ovide, la métamorphose du personnage est toujours ce vers quoi converge l’histoire, ce par quoi le récit se clôt. Mais que se passerait-il si un personnage – Daphné, Myrrha ou Lotis, par exemple – se changeait en arbre et qu’il fallait à partir de là composer avec ? Comment les autres personnages se rapportent-ils à cet arbre qui était autrefois une femme aimée ?
Ce déport de la métamorphose d’un corps humain en végétal au centre de la dramaturgie correspond-il à une conception particulière du récit ?
Je ne pouvais pas écrire l’histoire de deux personnes qui développent une relation amoureuse et/ou violente à l’égard d’un arbre sans penser aux enjeux écologiques actuels et à l’urgence climatique. Un autre aspect de la réflexion concerne évidemment la transidentité, que je ne pouvais pas ignorer dès lors que j’écris sur la transformation des corps. L’une des questions qui a présidé à notre travail était de savoir comment écrire une histoire qui soit pertinente aujourd’hui, à partir de ces mythes anciens où s’enracine l’imaginaire occidental. Je suis sensible à ce que la romancière et théoricienne Ursula K. Le Guin appelle « la théorie de la fiction-panier ».3 Le Guin décrit comment la plupart des récits occidentaux se réduisent à une trajectoire en forme de flèche, au cours de laquelle un héros (masculin) surmonte différents obstacles jusqu’à se marier ou mourir, selon qu’il s’agisse d’une comédie ou d’une tragédie. Et si nos récits nous donnent des modèles à partir desquels penser notre monde, il n’est pas étonnant que la prédominance de narrations héroïques et téléologiques produisent du fatalisme et de la résignation face aux enjeux actuels. Mais il existe bien d’autres manières de raconter des histoires ! Notamment sans que le conflit soit un outil nécessaire à la progression du récit, ou en considérant que raconter une histoire équivaut à rassembler différents éléments qu’on mélange dans une sorte de besace, pour reprendre la métaphore d’Ursula K. Le Guin. Dès lors, pourquoi un personnage cesserait-il d’être intéressant dans la fiction du moment qu’il change de forme et devient un arbre ? C’est d’ailleurs une drôle de question à se poser !
Dans votre livret d’opéra, et conformément au modèle des Métamorphoses, c’est une femme qui se transforme en arbre. Comment conjurez-vous le risque d’identifier femme et nature ?
Comme on le sait, femmes et nature ont été disqualifiées à partir du XVIIe siècle en considérant qu’elles opéraient toutes sans rationalité – ce que l’écoféminisme a déconstruit et ce qui ne tient plus aujourd’hui, dès lors que tout le spectre de l’expression de genre est pris en compte. Pour être tout à fait honnête, je ne sais pas si je parviens à contourner cet écueil dans Like Flesh, où c’est effectivement une femme qui se transforme en arbre. L’important pour nous, ce qui a déterminé le personnage au-delà de son genre, était son âge : nous voulions qu’elle soit une femme âgée, le regard tourné vers les dernières saisons de sa vie. Celle-ci connaît une miraculeuse transformation par la passion amoureuse. Les femmes âgées sont encore sous-représentées sur les scènes et à l’écran, en particulier dans des rôles complexes et qui impliquent un certain érotisme. Nous ne les voyons guère que dans des emplois comiques ou devant inspirer un certain dégoût. Notre personnage a la soixantaine et entretient une relation avec quelqu’un de plus jeune qu’elle – ce qu’on croise également peu dans la fiction, où existent en revanche pléthore de relations entre hommes âgés et femmes plus jeunes. Nous voulions consciemment renverser les normes hétéronormées quant au désir, telles qu’elles existent notamment à l’opéra, de la même manière que nous voulions subvertir Ovide. Par ailleurs, il était nécessaire que l’arbre soit d’abord une femme, parce que je souhaitais explorer la violence d’un homme à son égard, c’est-à-dire à l’égard d’une femme et de la nature ; mais je souhaitais aussi explorer la vulnérabilité de cet homme – vulnérabilité masculine elle aussi rarement représentée. Cela étant dit, je ne peux pas et ne me propose pas d’accomplir une œuvre parfaite, et j’assume qu’il puisse y avoir certaines incohérences et des nœuds problématiques, à plus forte raison dès l’instant où le genre, la classe, la race ou encore le changement climatique sont en jeu. Il est important d’admettre qu’une œuvre d’art n’est pas un discours, ni un outil de propagande.
Comment l’urgence climatique a‑t-elle affecté la création contemporaine, particulièrement à l’opéra ?
Les préoccupations quant à l’environnement ont toujours été présentes dans la création artistique, parce que les artistes opèrent toujours dans un monde donné. Ce sont les expressions de cette préoccupation qui changent. Un auteur aurait-il livré une adaptation des Métamorphoses d’Ovide similaire à la mienne il y a deux cents ans ? Probablement pas, parce que cet auteur n’aurait pas encore eu la compréhension que nous avons aujourd’hui des questions de genre ou du changement climatique. Mais il ou elle aurait très certainement été sensible à la Révolution industrielle – je pense à des poètes romantiques comme William Blake, qui ont témoigné de leur épouvante face à la destruction de la nature par des machines et face aux implications éthiques et anthropologiques de cette destruction. Le changement climatique est l’une des crises majeures de notre temps, et cette crise est profondément indissociable d’enjeux décoloniaux ou liés à l’égalité de genre. Ce qui nous est particulier, aujourd’hui, c’est la manière dont nous y répondons en tant qu’artistes et en tant que société.