Points de vue éco-féministes sur l’opéra. Paroles de créatrices

Entretien
Opéra

Points de vue éco-féministes sur l’opéra. Paroles de créatrices

Entretiens avec Cordelia Lynn, Kapitolina Tcvetkova et Lisenka Heijboer Castañón

Le 24 Sep 2021
Like Flesh, opéra de chambre de Sivan Eldar et Cordelia Lynn, Visuels préparatoires, Opéra de Lille, 2022. Photo Francesco D’Abbraccio.
Like Flesh, opéra de chambre de Sivan Eldar et Cordelia Lynn, Visuels préparatoires, Opéra de Lille, 2022. Photo Francesco D’Abbraccio.

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Like Flesh, opéra de chambre de Sivan Eldar et Cordelia Lynn, Visuels préparatoires, Opéra de Lille, 2022. Photo Francesco D’Abbraccio.
Like Flesh, opéra de chambre de Sivan Eldar et Cordelia Lynn, Visuels préparatoires, Opéra de Lille, 2022. Photo Francesco D’Abbraccio.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 144-145 - Opéra et écologie(s)
144 – 145

L’écoféminisme est un courant de pen­sée qui émerge dans les années 1980, dans un con­texte où la déforesta­tion, des famines et la course à l’armement nucléaire alar­ment de nom­breuses mil­i­tantes. Celles-ci recon­nais­sent que la sur­ex­ploita­tion des ressources naturelles sur Terre et l’oppression qui s’exerce sur les femmes ont une souche com­mune. Avant de devenir un objet d’étude, notam­ment auprès d’universitaires, l’écoféminisme s’est exprimé lors de man­i­fes­ta­tions uniques en leur genre, hap­pen­ings, per­for­mances ou par des textes lit­téraires dont la puis­sance « est liée aux types de réc­its qu’ils fab­riquent, qui leur ont valu d’être attaqués pour avoir ten­té, pré­cisé­ment, de sor­tir de notre cul­ture dom­i­nante – pré­da­trice, misog­y­ne, tran­scen­dante – et d’avoir réus­si1 ». Ces réc­its ont-ils imprégné la créa­tion lyrique et com­ment ? C’est la ques­tion que nous avons posée fin mars 2021 à trois artistes dont les travaux sont en par­tie influ­encés par la pen­sée écofémin­iste, con­sciem­ment ou incon­sciem­ment : la libret­tiste Cordelia Lynn et les met­teuses en scène Kapi­toli­na Tcvetko­va et Lisen­ka Hei­jboer Cas­tañón. Par-delà la sin­gu­lar­ité de leurs répons­es, des préoc­cu­pa­tions com­munes émer­gent, quant aux con­di­tions de pos­si­bil­ité de créa­tions où se déploient d’autres imag­i­naires – notam­ment du point de vue des méth­odes adop­tées, des logiques insti­tu­tion­nelles ou des réc­its mobil­isés.

Like Flesh, opéra de chambre de Sivan Eldar et Cordelia Lynn, Visuels préparatoires, Opéra de Lille, 2022. Photo Francesco D’Abbraccio.
Like Flesh, opéra de cham­bre de Sivan Eldar et Cordelia Lynn, Visuels pré­para­toires, Opéra de Lille, 2022. Pho­to Francesco D’Abbraccio.

Des récits pour notre monde contemporain

Entretien avec Cordelia Lynn

À l’heure où nous réal­isons cet entre­tien, vous achevez l’écriture d’un livret d’opéra, Like Flesh, dont la musique est com­posée par Sivan Eldar et dont la créa­tion aura lieu à l’Opéra de Lille en jan­vi­er 2022. Cet opéra est inspiré par les Méta­mor­phoses d’Ovide. Quelle en a été la genèse et qu’est-ce qui vous a poussée à adapter ces réc­its mythologiques ?

Like Flesh est le résul­tat d’une longue péri­ode de col­lab­o­ra­tion avec la com­positrice Sivan Eldar, qui a débuté en 2016 lors d’ateliers à l’Académie du Fes­ti­val d’Aix-en-Provence. Au fur et à mesure de nos dif­férents échanges et travaux, nous nous sommes ren­du compte que la notion de trans­for­ma­tion nous intéres­sait par­ti­c­ulière­ment. Par­al­lèle­ment, j’ai tou­jours été fascinée par les Méta­mor­phoses d’Ovide, incon­tourn­ables dès lors qu’il est ques­tion des corps et de leurs trans­for­ma­tions – ce dont témoigne le texte dès son incip­it : « Je me pro­pose de dire les méta­mor­phoses des corps en des corps nou­veaux. »2 En déci­dant de nous empar­er du texte d’Ovide pour la créa­tion d’un nou­v­el opéra, nous étions cepen­dant cer­taines, Sivan et moi, de ne pas vouloir en livr­er une sim­ple adap­ta­tion, et cela pour deux raisons. Tout d’abord, parce que l’ensemble des Méta­mor­phoses est empreint d’une vio­lence qui ne nous intéresse pas en tant que telle. En un sens, les Méta­mor­phoses peu­vent être lues comme une suc­ces­sion de vio­ls, ou de vio­lences per­pétrées envers des femmes. Deux­ième­ment, parce que nous souhaitions dépass­er l’idée que la trans­for­ma­tion serait le point cul­mi­nant de la nar­ra­tion. En effet, chez Ovide, la méta­mor­phose du per­son­nage est tou­jours ce vers quoi con­verge l’histoire, ce par quoi le réc­it se clôt. Mais que se passerait-il si un per­son­nage – Daph­né, Myrrha ou Lotis, par exem­ple – se changeait en arbre et qu’il fal­lait à par­tir de là com­pos­er avec ? Com­ment les autres per­son­nages se rap­por­tent-ils à cet arbre qui était autre­fois une femme aimée ?

Ce déport de la méta­mor­phose d’un corps humain en végé­tal au cen­tre de la dra­maturgie cor­re­spond-il à une con­cep­tion par­ti­c­ulière du réc­it ? 

Je ne pou­vais pas écrire l’histoire de deux per­son­nes qui dévelop­pent une rela­tion amoureuse et/ou vio­lente à l’égard d’un arbre sans penser aux enjeux écologiques actuels et à l’urgence cli­ma­tique. Un autre aspect de la réflex­ion con­cerne évidem­ment la tran­si­d­en­tité, que je ne pou­vais pas ignor­er dès lors que j’écris sur la trans­for­ma­tion des corps. L’une des ques­tions qui a présidé à notre tra­vail était de savoir com­ment écrire une his­toire qui soit per­ti­nente aujourd’hui, à par­tir de ces mythes anciens où s’enracine l’imaginaire occi­den­tal. Je suis sen­si­ble à ce que la roman­cière et théorici­enne Ursu­la K. Le Guin appelle « la théorie de la fic­tion-panier ».3 Le Guin décrit com­ment la plu­part des réc­its occi­den­taux se réduisent à une tra­jec­toire en forme de flèche, au cours de laque­lle un héros (mas­culin) sur­monte dif­férents obsta­cles jusqu’à se mari­er ou mourir, selon qu’il s’agisse d’une comédie ou d’une tragédie. Et si nos réc­its nous don­nent des mod­èles à par­tir desquels penser notre monde, il n’est pas éton­nant que la pré­dom­i­nance de nar­ra­tions héroïques et téléologiques pro­duisent du fatal­isme et de la résig­na­tion face aux enjeux actuels. Mais il existe bien d’autres manières de racon­ter des his­toires ! Notam­ment sans que le con­flit soit un out­il néces­saire à la pro­gres­sion du réc­it, ou en con­sid­érant que racon­ter une his­toire équiv­aut à rassem­bler dif­férents élé­ments qu’on mélange dans une sorte de besace, pour repren­dre la métaphore d’Ursula K. Le Guin. Dès lors, pourquoi un per­son­nage cesserait-il d’être intéres­sant dans la fic­tion du moment qu’il change de forme et devient un arbre ? C’est d’ailleurs une drôle de ques­tion à se pos­er !

Dans votre livret d’opéra, et con­for­mé­ment au mod­èle des Méta­mor­phoses, c’est une femme qui se trans­forme en arbre. Com­ment con­jurez-vous le risque d’identifier femme et nature ?

Comme on le sait, femmes et nature ont été dis­qual­i­fiées à par­tir du XVIIe siè­cle en con­sid­érant qu’elles opéraient toutes sans ratio­nal­ité – ce que l’écoféminisme a décon­stru­it et ce qui ne tient plus aujourd’hui, dès lors que tout le spec­tre de l’expression de genre est pris en compte. Pour être tout à fait hon­nête, je ne sais pas si je parviens à con­tourn­er cet écueil dans Like Flesh, où c’est effec­tive­ment une femme qui se trans­forme en arbre. L’important pour nous, ce qui a déter­miné le per­son­nage au-delà de son genre, était son âge : nous voulions qu’elle soit une femme âgée, le regard tourné vers les dernières saisons de sa vie. Celle-ci con­naît une mirac­uleuse trans­for­ma­tion par la pas­sion amoureuse. Les femmes âgées sont encore sous-représen­tées sur les scènes et à l’écran, en par­ti­c­uli­er dans des rôles com­plex­es et qui impliquent un cer­tain éro­tisme. Nous ne les voyons guère que dans des emplois comiques ou devant inspir­er un cer­tain dégoût. Notre per­son­nage a la soix­an­taine et entre­tient une rela­tion avec quelqu’un de plus jeune qu’elle – ce qu’on croise égale­ment peu dans la fic­tion, où exis­tent en revanche pléthore de rela­tions entre hommes âgés et femmes plus jeunes. Nous voulions con­sciem­ment ren­vers­er les normes hétéronor­mées quant au désir, telles qu’elles exis­tent notam­ment à l’opéra, de la même manière que nous voulions sub­ver­tir Ovide. Par ailleurs, il était néces­saire que l’arbre soit d’abord une femme, parce que je souhaitais explor­er la vio­lence d’un homme à son égard, c’est-à-dire à l’égard d’une femme et de la nature ; mais je souhaitais aus­si explor­er la vul­néra­bil­ité de cet homme – vul­néra­bil­ité mas­cu­line elle aus­si rarement représen­tée. Cela étant dit, je ne peux pas et ne me pro­pose pas d’accomplir une œuvre par­faite, et j’assume qu’il puisse y avoir cer­taines inco­hérences et des nœuds prob­lé­ma­tiques, à plus forte rai­son dès l’instant où le genre, la classe, la race ou encore le change­ment cli­ma­tique sont en jeu. Il est impor­tant d’admettre qu’une œuvre d’art n’est pas un dis­cours, ni un out­il de pro­pa­gande.

Com­ment l’urgence cli­ma­tique a‑t-elle affec­té la créa­tion con­tem­po­raine, par­ti­c­ulière­ment à l’opéra ?

Les préoc­cu­pa­tions quant à l’environnement ont tou­jours été présentes dans la créa­tion artis­tique, parce que les artistes opèrent tou­jours dans un monde don­né. Ce sont les expres­sions de cette préoc­cu­pa­tion qui changent. Un auteur aurait-il livré une adap­ta­tion des Méta­mor­phoses d’Ovide sim­i­laire à la mienne il y a deux cents ans ? Prob­a­ble­ment pas, parce que cet auteur n’aurait pas encore eu la com­préhen­sion que nous avons aujourd’hui des ques­tions de genre ou du change­ment cli­ma­tique. Mais il ou elle aurait très cer­taine­ment été sen­si­ble à la Révo­lu­tion indus­trielle – je pense à des poètes roman­tiques comme William Blake, qui ont témoigné de leur épou­vante face à la destruc­tion de la nature par des machines et face aux impli­ca­tions éthiques et anthro­pologiques de cette destruc­tion. Le change­ment cli­ma­tique est l’une des crises majeures de notre temps, et cette crise est pro­fondé­ment indis­so­cia­ble d’enjeux décolo­ni­aux ou liés à l’égalité de genre. Ce qui nous est par­ti­c­uli­er, aujourd’hui, c’est la manière dont nous y répon­dons en tant qu’artistes et en tant que société.

Plant Opera, création et mise en scène Kapitolina Tcvetkova, Strasbourg, 2019. Photo DR.
Plant Opera, créa­tion et mise en scène Kapi­toli­na Tcvetko­va, Stras­bourg, 2019. Pho­to DR.

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Antonio Cuenca Ruiz
Après avoir été dramaturge à la Monnaie (Bruxelles) jusqu’en 2019, Antonio Cuenca Ruiz collabore notamment...Plus d'info
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