Affaires de famille

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Affaires de famille

Le 31 Juil 2022
Abbas Mawla et Leila Chahrour dans Told by my mother, chorégraphié par Ali Chahrour, Beyrouth, 2020. Photo Candy Welz.
Abbas Mawla et Leila Chahrour dans Told by my mother, chorégraphié par Ali Chahrour, Beyrouth, 2020. Photo Candy Welz.
Abbas Mawla et Leila Chahrour dans Told by my mother, chorégraphié par Ali Chahrour, Beyrouth, 2020. Photo Candy Welz.
Abbas Mawla et Leila Chahrour dans Told by my mother, chorégraphié par Ali Chahrour, Beyrouth, 2020. Photo Candy Welz.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 147 - Scènes contemporaines des mondes arabes
147

Accoster sur les rivages sud de la Méditer­ranée pour un numéro d’Alternatives théâ­trales est une entre­prise aus­si com­plexe que pas­sion­nante. Pas­sion­nante, car les esthé­tiques et les pro­pos des arts spec­tac­u­laires des scènes arabes sont d’une diver­sité et d’une créa­tiv­ité folles. Com­plexe, car très vite se pose la ques­tion des « scènes des mon­des arabes ». L’expression « monde arabe » est le plus sou­vent employée au sin­guli­er et en terme géo­graphique pour désign­er un ensem­ble de pays cou­vrant la pénin­sule ara­bique, l’Afrique du Nord et le Proche-Ori­ent. D’autres critères, lin­guis­tiques mais aus­si cul­turels peu­vent être pris en compte pour le définir. Ain­si, selon l’Institut du monde arabe, il s’agit d’un espace où « on par­le majori­taire­ment arabe, et (où) les peu­ples parta­gent une cul­ture com­mune, fondée sur la langue, l’alimentation méditer­ranéenne, et la prég­nance de la reli­gion musul­mane1 ». Les bornes sont donc mou­vantes. C’est l’une des raisons pour lesquelles ici, pour abor­der les pra­tiques spec­tac­u­laires con­tem­po­raines de cer­tains de ces pays pro­fondé­ment dif­férents les uns des autres, nous avons choisi, à l’instar de Didi­er Bil­lion (Géopoli­tiques des mon­des arabes, 2018) l’emploi du pluriel. Ce sont des « mon­des arabes » et de leurs dias­po­ras qu’il est ques­tion dans ce numéro. Car il nous faut rassem­bler, pour les écouter, les his­toires que les pays de l’autre côté de la mer nous appor­tent, et cela sous un titre, si impar­fait soit-il. C’est d’autant plus néces­saire que les extrêmes de tous bor­ds et le manichéisme occu­pent des places de plus en plus encom­brantes dans nos exis­tences. Il faut d’abord tor­dre le cou à quelques idées reçues qui voudraient que le théâtre n’existe pas dans les pays arabes. C’est faux, et l’on décou­vri­ra très vite, en s’éloignant un instant d’une vision eth­no­cen­triste, que divers­es formes spec­tac­u­laires (comme la halqa ou le théâtre d’ombres) exis­taient depuis des siè­cles dans les pays arabes, lorsqu’y survient, au xixe siè­cle, le théâtre sous sa forme occi­den­tale. 

Hélas, nous n’avons bien sou­vent que quelques échos des pra­tiques spec­tac­u­laires des pays arabes, et les spec­ta­cles que l’on voit en Europe sont sou­vent con­di­tion­nés par les actu­al­ités des pays dont elles sont issues. Le théâtre con­tem­po­rain des pays arabes est déter­miné, dans sa pra­tique comme dans son économie, par les prob­lé­ma­tiques sociales et géopoli­tiques des pays dans lesquels il est joué ou dont il s’exile. On le ver­ra notam­ment à tra­vers les analy­ses con­sacrées au théâtre syrien, pales­tinien et égyp­tien, mais cette sit­u­a­tion n’est pour­tant pas exclu­sive. Les arts du spec­ta­cle des pays arabes ne sont pas que deuil, guerre et exil. Et bon nom­bre de ses artistes, y com­pris par­mi ceux qui abor­dent ces thé­ma­tiques, ne veu­lent pas que leurs créa­tions soient can­ton­nées à ces prob­lé­ma­tiques. Ni être pro­gram­més en Europe exclu­sive­ment lorsque leurs pays vivent des tragédies, comme ce fut le cas, ces dix dernières années pour les artistes syriens. Sans pré­ten­dre à une exhaus­tiv­ité aus­si illu­soire que pré­ten­tieuse, ce numéro veut être une porte ouverte : une immer­sion his­torique dans l’évolution des formes spec­tac­u­laires de cer­tains pays du monde arabe et, dans un sec­ond temps, un reflet, sub­jec­tif et pas­sion­né, de leur vital­ité, à tra­vers des exem­ples d’artistes et de spec­ta­cles emblé­ma­tiques, qu’ils cir­cu­lent ou non dans le reste du monde. 

Mais qui peut en par­ler ? Sans tomber dans les dérives dan­gereuses et les méan­dres vaseux de la notion « d’appropriation cul­turelle », le risque d’un ori­en­tal­isme, au mieux naïf, est tou­jours présent. Ain­si, dans le but de nous éloign­er d’un « Ori­ent créé par l’Occident » (Edward Saïd, 1978), les analy­ses por­tant sur les arts du spec­ta­cle ont été pro­posées à des chercheurs issus des lieux dont ils par­lent. Les rares fois où ce n’est pas le cas, ils y ont un attache­ment pro­fond, en par­lent et lisent la langue. C’est aus­si, grâce à la générosité de quelques con­frères arabo­phones que nous remer­cions, la pos­si­bil­ité de lire cer­taines plumes actives et recon­nues dans leurs pays, mais rarement pub­liées en français. 

La mon­di­al­i­sa­tion ne devrait pas être uni­latérale et meublée de stéréo­types. L’Occident a beau­coup à appren­dre de l’Orient. En out­re, ces spec­ta­cles nais­sent aus­si par­fois « chez nous », de l’autre côté de la Méditer­ranée qui est aus­si chez eux. Et nous par­lent d’un Ori­ent, his­torique­ment et géopoli­tique­ment très proche, grâce aux artistes issus de ces pays ou de leur dias­po­ra. 

Ain­si, notam­ment, la com­plexe ques­tion des orig­ines est posée à plusieurs repris­es dans ce numéro. Le plus sou­vent par des artistes européens, et issus de pays qui furent des colonies français­es. Le passé est brûlant, sou­vent douloureux et mécon­nu. Et c’est la famille qui revient sans cesse. La fic­tion, la psy­ch­analyse et les rêves sont les moyens de déter­rer les fan­tômes famil­i­aux pour ne plus en avoir peur chez Myr­i­am Saduis. Waj­di Mouawad, sous les plumes d’Emmanuelle Favier et de Georges Banu, nous par­le de la sienne et de l’exil jusque dans Mère, sa dernière et boulever­sante créa­tion. Le choré­graphe libanais Ali Chahrour tisse mémoire famil­iale et his­toire col­lec­tive à tra­vers un hom­mage à sa mère et ses tantes. Tama­ra Al Saa­di dédie un chant d’amour à ses aïeules iraki­ennes dans Istiqlal (Indépen­dance). Quant à Hanane Hajj Ali, elle s’empare de Médée pour inter­préter des mères, libanais­es, poussées au pire par une société qui les a aban­don­nées. On pour­rait s’étonner d’une telle prég­nance de la famille. Peut-être dit-elle que ces artistes, en créant à par­tir de ce qu’ils ont de plus cher, et de ce que nous avons tous en com­mun, cherchent à ren­dre pos­si­ble l’altérité et à établir des ponts entre les deux rives. Puis­sent ces familles de per­son­nages exal­tants et empreints de sincérité nous touch­er et nous reli­er. 

  1. https://www.imarabe.org/fr/decouvrir-le-monde-arabe/histoire ↩︎
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Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Marjorie Bertin
Docteur en Études théâtrales, enseignante et chercheuse à la Sorbonne-Nouvelle, Marjorie Bertin est également journaliste à...Plus d'info
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