Des scènes-paysages : quand l’humain perd la face

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Des scènes-paysages : quand l’humain perd la face

Le 22 Juin 2023
Fosco Corliano et Muriel Hélary dans Onzième, création de François Tanguy et le Théâtre du Radeau, 2011. Photo François Fauvel.
Fosco Corliano et Muriel Hélary dans Onzième, création de François Tanguy et le Théâtre du Radeau, 2011. Photo François Fauvel.
Fosco Corliano et Muriel Hélary dans Onzième, création de François Tanguy et le Théâtre du Radeau, 2011. Photo François Fauvel.
Fosco Corliano et Muriel Hélary dans Onzième, création de François Tanguy et le Théâtre du Radeau, 2011. Photo François Fauvel.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 149 - Théâtre / Paysage - Althernatives Théâtrales
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L’appel de la paysagéité

Théâtre et paysage : un alliage qui de prime abord ne va pas de soi, puisque l’un prend pour objet priv­ilégié l’humain et ses actions, tan­dis que l’autre se définit et se mod­èle à l’échelle de la nature et de ses élé­ments. Néan­moins, l’usage du mot paysage se fait de plus en plus fréquent dans le dis­cours por­tant sur les états de la scène actuelle et de ses muta­tions. C’est ain­si dans cette per­spec­tive que Hans-Thies Lehmann – ayant en vue l’œuvre de Robert Wil­son, mais pas unique­ment – envis­age l’existence d’un « théâtre qui intè­gre la forme humaine comme élé­ment dans des struc­tures sem­blables à des paysages » et qui appor­tent « une alter­na­tive à l’idéal anthro­pocen­trique1 ». Au refus d’une spa­tio-tem­po­ral­ité com­men­su­rable à la fig­ure humaine, l’hypothèse d’une scène-paysage invite à élargir l’angle de la scène aux dimen­sions de la nature. Aus­si ce con­cept, lorsque rap­porté à des esthé­tiques con­tem­po­raines qui échap­pent à une logique stricte­ment mimé­tique, se réfère moins aux ten­ta­tives de représen­ter des milieux naturels qu’aux formes scéniques dans lesquelles on peut percevoir des traits de paysagéité. 

Vincent Joly et Carole Paimpol dans Onzième, création de François Tanguy et le Théâtre du Radeau, 2011. Photo François Fauvel.
Vin­cent Joly et Car­ole Paim­pol dans Onz­ième, créa­tion de François Tan­guy et le Théâtre du Radeau, 2011. Pho­to François Fau­v­el.

Con­cevoir la paysagéité, c’est d’abord se détach­er du paysage en tant qu’objet, c’est – à l’image d’une intri­g­ante pein­ture de Magritte, nom­mée Les Charmes du paysage (1928) – con­sid­ér­er que le paysage a quit­té son cadre, non pas parce qu’on l’a tué, mais parce qu’il s’est éman­cipé de son con­tenu. Mais si la paysagéité s’est libérée de la toile, la ten­ta­tion d’entrer dans l’espace vide du cadre, d’autant plus qu’il y a une brèche entre lui et le mur, est prég­nante.

Le paysage n’existe pas en soi. C’est une con­struc­tion de l’esprit humain déter­minée – avant de désign­er un genre pic­tur­al et d’être asso­ciée, de manière trop générale, à l’environnement – par une rela­tion entre un sujet et un lieu. Le paysage est un ensem­ble de pays vu de quelque part, son unité est donc cir­con­scrite par un point de vue.

L’histoire de l’art pic­tur­al au xxe siè­cle mon­tre bien que le paysage se définit de moins en moins par ses motifs priv­ilégiés (la mon­tagne, la forêt, etc.) que par une organ­i­sa­tion par­ti­c­ulière du regard.

Ain­si, le pre­mier trait – lit­térale­ment – auquel l’œil humain iden­ti­fie « un ensem­ble de pays », c’est l’horizon. Qu’il soit perçu in situ ou par la médi­a­tion d’une tech­nique pic­turale, c’est lui qui, tout en délim­i­tant le vis­i­ble et l’invisible, assigne au paysage son unité. Percevoir l’horizon est une expéri­ence visuelle sin­gulière, qui engage le corps dans une rela­tion de frontal­ité immer­sive avec ce qu’il voit : on est tou­jours à la fois devant et dans un paysage. Parce qu’elle sug­gère immé­di­ate­ment l’existence d’un hors-champ, cette « lim­ite ouvrante2 » rap­pelle que dans un paysage il y a tou­jours quelque chose qui se dérobe à la vue, comme si le paysage ne pou­vait exis­ter que dans le débor­de­ment de son cadre.

Un deux­ième trait de paysagéité se con­jugue, inévitable­ment, au pre­mier : l’acentrement. Con­traire­ment à une logique hiérar­chique d’organisation spa­tiale, fondée sur la dis­tinc­tion cen­tre-périphérie, le schème visuel du paysage est régi par une dynamique cor­réla­tion­nelle. Rien n’est au cen­tre, tout est entre. L’unité acen­trée du paysage s’attache à une con­cep­tion de l’espace fondée sur le vide et le plein, pro­pre par exem­ple à la pen­sée taoiste qui ani­me l’esthétique paysagère de la Chine anci­enne. La présence de l’horizon sup­pose l’existence du vide, un vide néces­saire pour que le regard du spec­ta­teur avance jusqu’à la lim­ite du vis­i­ble. Une telle struc­tura­tion visuelle ne dépend pas de l’absence de l’humain, mais exige qu’il y trou­ve sa place et sa forme :

Lorsqu’on insère des per­son­nages dans un paysage, les traits util­isés pour dessin­er ces per­son­nages doivent être en accord avec ceux util­isés pour dessin­er les mon­tagnes, les rochers, les arbres, les plantes, etc.3

De même qu’en pein­ture il faut, comme le pré­conisent les traités chi­nois, trou­ver la juste valeur tonale de l’humain au sein de la com­po­si­tion, au plateau il est ques­tion de con­cevoir la présence humaine non pas comme le mât de l’organisation scénique, mais comme des traits en mou­ve­ment. Si la scène anthro­pocen­trique, prenant l’homme pour cen­tre et mètre étalon, s’est con­stru­ite sur des con­ven­tions et des tech­niques qui organ­isent le regard des spec­ta­teurs autour de la fig­ure humaine et de ses actions, la scène-paysage, struc­turée par l’horizon, met en place des straté­gies capa­bles de décen­tr­er l’attention priv­ilégiée qu’on porte habituelle­ment sur l’acteur. 

Les scènes au cen­tre vide : une poé­tique des dis­tances

Une des manières, sans doute la plus lit­térale, de décen­tr­er l’attention visuelle du spec­ta­teur est de garder vide le cen­tre géométrique de l’aire de jeu. Il existe alors en tant que présence, comme un piv­ot creux et agis­sant autour duquel s’équilibrent les forces en présence sur la scène.

Les mis­es en scène de Claude Régy exem­pli­fient bien ce procédé : ain­si du dessin scénique de Vari­a­tions sur la mort (2003). Pour ce texte de Jon Fos­se dont l’action se passe dans un lieu indéfi­ni, le met­teur en scène et son scéno­graphe, Daniel Jean­neteau, ont pro­jeté un espace vide don­nant sur un trou noir. Une plate­forme, démesuré­ment grande et d’une blancheur irra­di­ante, sem­ble flot­ter au milieu de la noirceur pro­fonde et sans lim­ites qui l’environne. Sa ligne de fond se des­sine comme une ligne d’horizon au ras du sol. Comme s’ils sur­gis­saient de l’infini, les acteurs en toute lenteur arrivent sur les extrémités du plateau et se tien­nent à dis­tance du cen­tre. Ce mode d’occupation cen­trifuge de l’espace, plutôt que d’inciter le regard à se cen­tr­er sur un corps isolé, l’induit à trac­er des lignes imag­i­naires entre les points for­mant des fig­ures spa­tiales, comme des con­stel­la­tions. On joue aus­si bien sur les symétries spa­tiales que sur le con­traste entre le très proche et le très éloigné, créant à la fois des rap­ports d’une extrême prox­im­ité et de grand éloigne­ment. La dis­tance n’est pas unique­ment perçue comme un écarte­ment, elle est à la fois ce qui sépare et ce qui unit4.

Loin d’atténuer la présence humaine, ces espace­ments cen­trifuges génèrent, selon les mots de Claude Régy, une « sur-présence » : « Quand les acteurs sem­blent exclus du plateau ou quand ils sont à l’inverse rap­prochés du pub­lic au point de ne plus être dans l’espace scénique, com­mence à naître une présence pro­longée dans l’invisible, une sur-présence5. » La lenteur des déplace­ments pro­duit une aiman­ta­tion par­ti­c­ulière entre les corps et la lumière, qui inonde le plateau de manière homogène. Perçues comme des mirages, les présences humaines sem­blent être des pro­longe­ments des rayons solaires. À force de fix­ité, un effet de halo sur­git autour des images cor­porelles qui gag­nent un grain aura­tique. Comme les pein­tres chi­nois qui accor­daient les traits util­isés pour dessin­er les per­son­nages à ceux employés pour dessin­er les élé­ments de la nature, Claude Régy des­sine les formes humaines comme des chairs spec­trales, gar­dant ain­si une con­ti­nu­ité entre le vide et la matière.

Faces loin­taines

Tra­di­tion­nelle­ment, dans un rap­port scène/salle frontal, faire mon­ter un acteur à la face est une stratégie effi­cace lorsqu’on cherche à le détach­er au pre­mier plan du champ visuel du spec­ta­teur. Dans cette même logique, les déplace­ments hor­i­zon­taux qui n’impliquent pas de change­ment de plan, sig­na­lent des mou­ve­ments sec­ondaires qui ser­vent générale­ment de toile de fond à l’action prin­ci­pale. C’est en con­tre­car­rant cette logique hiérar­chique entre face et loin­tain que Maguy Marin conçoit le dessin scénique d’Umwelt (2004), spec­ta­cle qui, sans doute par son inquié­tante hor­i­zon­tal­ité, a con­nu une pre­mière récep­tion mys­térieuse­ment vio­lente et polémique.

Pour cette créa­tion, la choré­graphe met en place un dis­posi­tif tout aus­si scéno­graphique qu’optique, com­posé de trois rangées de par­avents, placés en quin­conce et de manière équidis­tante en fond de scène. Par groupes de deux à neuf per­son­nes, les danseurs con­tour­nent les par­avents en exé­cu­tant des actions quo­ti­di­ennes. Passent trois per­son­nes cro­quant un sand­wich, qua­tre hommes por­tant des vas­es de fleurs, cinq autres posant une couronne sur leurs têtes, etc. Famil­ières, mais loin­taines, les sil­hou­ettes tran­si­tent entre les par­avents, faisant appa­raître et dis­paraître les instants de vie dans ces cadrages très resser­rés, emprun­tant une tra­jec­toire qui se répète dans un rythme réguli­er et inlass­able, tou­jours dans le même sens, de la gauche vers la droite.

Comme un zootrope6, l’installation per­met de créer une suite d’intervalles de vis­i­bil­ité, dont le con­tin­u­um visuel est inter­rompu par une pre­mière rangée de par­avents noirs, qui ser­vent de caches. C’est ce qui donne l’impression que l’action per­dure dans un hors champ. La fugac­ité des actions sera encore accen­tuée d’une part par le réfléchisse­ment des sil­hou­ettes sur les faces miroitées des par­avents, dou­blant et trou­blant la vue qu’on a des corps en mou­ve­ment, et d’autre part par le vent qui souf­fle sur les par­avents et inten­si­fie l’impression qu’on a de voir des images pris­es au vol. Loin­taine et frontale, la ligne d’action hor­i­zon­tale pro­duit un effet d’horizon. Le fait que toutes les actions soient perçues pen­dant une même durée et dans des cadres spa­ti­aux iden­tiques pro­duit l’impression de voir le monde par le prisme d’une fenêtre en mou­ve­ment.

Maguy Marin déjoue ici les codes d’entrées et sor­ties sur lesquels s’organise tra­di­tion­nelle­ment l’évolution dra­maturgique. Dans Umwelt, l’événement de l’entrée en scène est sys­té­ma­tique­ment et immé­di­ate­ment désamor­cé par la sor­tie du danseur. L’entrée-sortie de cha­cun s’y résume à qua­tre pas : un vers l’avant, deux de côté (vers sa gauche) et un dernier en arrière. Dans cette tra­jec­toire zigza­gante, la pre­mière ligne de par­avents n’est jamais dépassée. Avancer est un acte mit­igé, comme si la zone cen­trale du plateau con­sti­tu­ait un dan­ger, un abîme red­outable. Dans une dérive con­stante, les yeux, comme lorsqu’ils sont face aux fig­urines des stands de tirs qui défi­lent et échap­pent sans cesse à notre mire, n’ont pas le temps de s’attacher aux indi­vid­u­al­ités.

Vus de loin, presque tou­jours de pro­fil ou de dos, les danseurs, à l’unisson, ne font que pass­er. En brisant la pri­mauté de la face, Umwelt tra­vaille une caté­gorie de présence par­ti­c­ulière, celle des fig­u­rants7. Néan­moins, la par­tic­u­lar­ité de ce chœur en fond de scène, c’est qu’il tient l’unique rôle. Aucune présence au pre­mier plan de la scène ne lui sert de con­tre­point, sauf celle des déchets (embal­lages, pier­res, trognons de pomme…) qui s’accumulent devant les par­avents. Il y a quelque chose de déroutant dans le con­traste entre le fond de scène plein et agité et le cen­tre/a­vant-scène sale et dévasté, une ten­sion con­stante s’impose. Bal­lotés dans leurs bulles au loin, comme séparés de l’environnement auquel ils appar­ti­en­nent, les fig­u­rants ne par­lent pas, ou en tout cas on ne les entend pas, c’est l’espace qui par­le.

L’acteur sans face ou le vis­age-paysage

Revenons à Claude Régy avec l’exemple de La Bar­que le soir (2012), dont le texte de l’auteur norvégien Tar­jei Vesaas racon­te les instants de la noy­ade d’un homme emporté par une riv­ière. La com­po­si­tion spa­tiale pen­sée par Claude Régy et son scéno­graphe, Sal­lah­dyn Khatir, joue sur le con­traste entre un pre­mier plan habité par la présence d’un homme et un deux­ième plan som­bre à la pro­fondeur incon­nue, a pri­ori inhab­ité. À l’inverse de Umwelt, c’est le pre­mier plan du plateau qui héberge l’acteur, seul en scène. Si dans un pre­mier temps le regard cherche coûte que coûte à s’accrocher à la face humaine, il ne tarde pas à se laiss­er aller dans l’obscurité envi­ron­nante, inéluctable­ment hap­pé par l’invisible, il adhère au loin­tain. Le refus du focus s’explique par des procédés optiques qui agis­sent sur la per­cep­tion visuelle du spec­ta­teur. Le regard perd sa capac­ité de focal­i­sa­tion. La lenteur avec laque­lle Yann Boudaud s’applique à artic­uler les mots tend et espace les traits de son vis­age. La sueur et la salive abon­dantes de l’acteur liqué­fient sa peau. Sa face dégouline et ses con­tours se brouil­lent, comme si la « vis­agéité » échap­pait à sa tête. L’immobilité et la lenteur car­ac­téris­tiques de l’esthétique de Claude Régy trans­for­ment le vis­age en paysage – le vis­age-paysage est une fig­ure récur­rente dans l’esthétique du met­teur en scène8.

Passerelle vers l’inconnu, la face mon­tre le loin­tain. Elle embar­que le spec­ta­teur dans une lutte pour y voir clair. Comme La Joconde qu’on ne peut détach­er du pays qui l’environne et avec lequel elle forme un tout, la présence humaine de La Bar­que le soir est insé­para­ble des couch­es invis­i­bles qui l’entourent. On voit un paysage d’une nature à la géo­gra­phie incer­taine où les matières ter­restres ont été rem­placées par d’énigmatiques formes phos­pho­res­centes. Et, on voit aus­si le por­trait d’une iden­tité trou­blée, dif­frac­tée, une étrange pho­togra­phie de l’intime. La face de l’acteur devient une plaque sen­si­ble et vivante sur laque­lle le spec­ta­teur pro­jette ses visions, et l’expérience kinesthésique provo­quée tra­vaille à ce que le spec­ta­teur éprou­ve, à tra­vers la quête du vis­i­ble qu’elle lui tend, les sen­sa­tions physiques et psy­chiques du drame de la noy­ade décrites dans le réc­it de Vesaas.

La face pliée de la scène : une poé­tique du débor­de­ment

Dans une con­cep­tion anthro­pocen­trique de la scène, le cadre vient ordon­ner les actions de manière à sig­naler au spec­ta­teur leur car­ac­tère prin­ci­pal ou sec­ondaire.

Tout autre est la logique spa­tiale de décadrage et de super­po­si­tion déployée, comme un out­il néces­saire à l’acentrement de la com­po­si­tion, par le Théâtre du Radeau.

Si l’œuvre de François Tan­guy ne cherche en rien à représen­ter des milieux naturels, elle débor­de de paysagéité. L’exemple de Onz­ième (2011) est assez sig­ni­fi­catif, notam­ment en ce qui con­cerne la manière dont la pro­jec­tion vidéo est tra­vail­lée. Au début et à la fin du spec­ta­cle sont pro­jetées des images de mer et de forêt, motifs naturels typ­ique­ment paysagers, mais elles ne suff­isent pas à faire paysage ; ce qui fait paysage, c’est la façon dont les pro­jec­tions vidéo vont faire corps avec l’architecture scénique du spec­ta­cle. Les nom­breux châs­sis et pan­neaux, élé­ments-clés sur le plateau du Radeau, ne sont ni sur­faces, ni cadres pour les images. La pro­jec­tion embrasse toute la largeur de la scène et le con­tenu paysager, somme toute assez flou, s’étale, plutôt comme une tex­ture que comme un objet, sur l’ensemble de l’aire de jeu. Le débor­de­ment de la lumière du vidéo­pro­jecteur, igno­rant tout for­mat d’écran, crée à la fois une ouver­ture grandiose de l’espace et une mise en relief des images. La frontal­ité immer­sive, pro­pre à l’expérience visuelle de l’horizon, se pro­duit.

Dans Onz­ième, comme plus générale­ment dans les spec­ta­cles du Radeau, rien ne s’encadre, tout débor­de, à toutes les échelles. À com­mencer par les cos­tumes trop lourds et trop larges dans lesquels flot­tent les corps des acteurs : au lieu de tailler et dessin­er leurs sil­hou­ettes, ils les gon­flent, comme si la chair se fai­sait débor­der par l’excès de matière tex­tile portée. Les corps ne se pla­cent jamais au milieu des cadrages mais préfèrent flirter avec leurs bor­dures. Les châs­sis n’isolent pas les actions mon­trées. Tout sem­ble être fait pour que l’attention soit con­stam­ment décadrée, empêchant le regard de se cen­tr­er sur les seuls corps des acteurs. De même, l’éclairage est com­posé d’un ensem­ble de pro­jecteurs et de vidéo­pro­jecteurs qui entourent toute la scène, sans con­stituer une face régulière, de façon à ce que les fais­ceaux de lumière pénètrent le plateau par dif­férents angles mais aus­si à dif­férents niveaux.

La scène, telle une clair­ière, est illu­minée de façon insta­ble. L’éclairage n’encadre pas les corps, mais les tra­verse, et les acteurs, éclairés par­tielle­ment, nav­iguent à la lisière du clair-obscur.

La lumière éclaire autant qu’elle crée des ombres, qui ne sont que les reflets de la lumière qui a débor­dé la matière qu’elle éclaire.

La poé­tique du débor­de­ment qui s’affirme chez Tan­guy va de pair avec un refus de symétrie et de per­pen­dic­u­lar­ité de la forme orthog­o­nale du cadre : semi-diag­o­nales, châs­sis légère­ment de tra­vers par rap­port à la frontal­ité, déplace­ments obliques et asymétriques… La face est trou­blée sur tous les plans et le regard dérive à l’intérieur de cet espace de jeu aux bor­ds mou­vant, indé­ni­able­ment baroque, qui ne cesse, pour para­phras­er Deleuze, de faire des plis9. Les plis accueil­lent les trous néces­saires à l’excès de plein qui s’accumule sur la scène, les ombres replient les matières sur elles-mêmes, l’asymétrie et l’inflexion des lignes de com­po­si­tion de l’espace plient l’aire de jeu, tel un labyrinthe à tra­vers lequel le regard du spec­ta­teur devra lui aus­si se pli­er.

À la logique d’encadrement et de cen­tral­i­sa­tion, qui ordonne la com­po­si­tion des espaces clos et finis, se sub­stitue celle de l’espacement et du débor­de­ment pro­pre à la com­po­si­tion des espaces infin­i­ment ouverts. Des présences-pli, des présences sans vis­ages, des présences fig­u­rantes, des présences aura­tiques… ce sont autant de décli­naisons qui se déga­gent de ces scènes-paysage où l’humain perd la face, devient hybride, pour tiss­er des liens nou­veaux et inat­ten­dus avec son envi­ron­nement. L’acteur cesse d’être le médi­a­teur priv­ilégié du sens à l’intérieur d’un cadre don­né et devient, comme on le dit d’un corps apte à trans­met­tre la chaleur ou l’électricité, un con­duc­teur, un con­duc­teur du sens, un repère de lec­ture au sein d’un espace vaste et aux par­cours sin­ueux.

  1. Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre post­dra­ma­tique, trad. Philippe-Hen­ri Ledru, Paris, L’Arche, 2002, p.127. ↩︎
  2. Michel Col­lot, La Pen­sée-paysage, Arles, Actes Sud, 2011, p.94. ↩︎
  3. François Cheng, Souf­fle-esprit, Paris, Seuil, 1989, p.132. ↩︎
  4. Comme le décrivait Paul Zumthor, « l’espace naît de la con­science que je prends de ce dou­ble effet » : Paul Zumthor, La Mesure du monde, Paris, Edi­tions du Seuil, 2014, p.15. ↩︎
  5. Claude Régy, L’ordre des morts, Besançon, les Soli­taires Intem­pes­tifs, 1999, p.54. ↩︎
  6. Le zootrope est un jou­et optique fondé sur la per­sis­tance rétini­enne. C’est un tam­bour per­cé de fentes ver­ti­cales, qui abrite à son intérieur une bande de dessins. Lorsque ce dis­posi­tif se trou­ve en rota­tion, la série d’images s’anime, fig­u­rant un être dans les divers­es atti­tudes qui cor­re­spon­dent aux phas­es suc­ces­sives d’un même mou­ve­ment. ↩︎
  7. « Les fig­u­rants fig­urent, ils n’agissent pas. Lorsqu’ils bougent, ils sont plutôt agis par un effet de masse qui les entraîne dans un vaste mou­ve­ment, un dessin général dont chaque fig­u­rant n’est que le seg­ment, le car­ré de mosaïques, juste un point quelque­fois » : Georges Didi-Huber­man, Peu­ples exposés, peu­ples fig­u­rants, Paris, les Édi­tions de Minu­it, 2012, p.151. ↩︎
  8. On la retrou­ve notam­ment dans Paroles du sage (1995): « Il y a un acteur qui prend une place et qui ne la quitte pas, mais en même temps on s’aperçoit juste­ment qu’il n’y a pas d’immobilité, que le vis­age est un paysage tou­jours changeant, que le corps agit, bouge, émet, et que la fusion de la parole et du corps est vis­i­ble. (…) Son corps irra­di­ait. Son vis­age, à force de fix­ité, pro­dui­sait des hal­lu­ci­na­tions. Je le voy­ais vieil­lard, enfant, garçon, demeuré, je voy­ais quelqu’un de brûlé, de blanchi dans un excès de lumière. La lumière était fixe. On croy­ait qu’elle bougeait. Donc, la vision se trans­forme dans l’imaginaire » : Claude Régy, L’Ordre des morts, op. cit., p.48 – 49. ↩︎
  9. « Le Baroque (…) courbe et recourbe les plis, les pousse à l’infini, pli sur pli, pli selon pli. Le trait du Baroque, c’est le pli qui va à l’infini » : Gilles Deleuze, Le Pli, Leib­niz et le baroque, Paris, Édi­tions de Minu­it, 1988, p.5. ↩︎
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Maria Clara Ferrer
Maria Clara Ferrer est metteure en scène, dramaturge, traductrice et enseignante-chercheuse au sein du Département...Plus d'info
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