Cet entretien est pour moi l’occasion joyeuse d’échanger avec Camille Panza et Silvio Palomo au sujet de leurs créations les plus récentes.
Tomber du monde, spectacle de Camille Panza et le collectif Ersatz, créé en janvier 2023 au Théâtre de Liège, nous emmène sur les traces de Fridtjof Nansen, explorateur norvégien qui, à la fin du xixe siècle, lança plusieurs expéditions au Groenland et au pôle Nord. Nous le suivons, lui et ses cinq comparses, à bord de son bateau à la dérive sur la banquise, à la recherche dans la glace de sédiments du passé. Le paysage se métamorphose, la traversée est méditative, musicale, visuelle, les corps se déploient dans le désert de glace et dessinent une chorégraphie à la fois drôle et poétique.
Abri ou les casanier·e·s de l’apocalypse, de Silvio Palomo et le Comité des fêtes, créé en avril 2022 au Théâtre la Balsamine à Bruxelles, nous plonge dans une communauté de six personnes qui cherchent avant tout à ne jamais être en désaccord les unes avec les autres et à toujours bien se comprendre. Leurs dialogues sont doux et hilarants, tissés d’incalculables compromis, tout aussi artificiels que le décor qui débute par une cabane et se construit au fur et à mesure du spectacle, remplissant l’espace du plateau d’une fresque géante, d’un arbre, de rochers et de lave incandescente.
Camille Panza, Silvio Palomo, vous êtes toustes deux metteureuses en scène, basé.es à Bruxelles, vos styles et vos imaginaires se font écho, car le paysage, poétique, évocateur, mais aussi artificiel, y tient une place centrale… D’où viennent ces résonances esthétiques ?
Silvio Palomo Il est fort probable que nos univers communs découlent des questionnements que nous avons partagés lors de nos formations, car on faisait partie de la même promotion à l’Insas, Camille en mise en scène et moi en jeu. Comment faire du théâtre ? Comment montrer et comment raconter ? Ces échanges ont continué après l’école car on travaille avec pas mal de personnes en commun et qu’on est toustes amies dans la vie.
Camille Panza On a aussi fait des choses ensemble en dehors de l’école avec quelques membres d’Ersatz, un groupe pluridisciplinaire qui fait des projets tentaculaires et exploratoires avec plusieurs médiums : spectacles, installations, éditions illustrées, etc., et qui est aujourd’hui formé de Léonard Cornevin, Pierre Mercier, Noam Rzewski et moi-même.
Comment cette notion du paysage vient-elle nourrir votre imaginaire théâtral ?
CP Il y a quelque chose de très concret : à Ersatz, on commence toujours nos créations en imaginant un paysage technique, comme une sorte de terrain de jeu de scénographie, son et lumière avec lequel les acteurices peuvent dialoguer. Dans le dernier spectacle, Tomber du monde, on voulait faire une aurore boréale avec une toile. Pour ça, on a créé un dispositif avec une toile laser qui a la particularité de prendre beaucoup la lumière, et qui est attachée par des fils à un grill composé d’une centaine de moteurs. Elle fonctionne comme une marionnette et peut suggérer des paysages : une mer agitée, un paysage arctique, puis, avec des souffleries, une aurore boréale. On ne voulait pas faire de vidéo mais plutôt donner à voir la technique, la mécanique, pour donner un rapport à la matière qui induit quelque chose de la fiction et du jeu.
SP Avec Le comité des fêtes, compagnie avec laquelle je construis des projets depuis une dizaine d’années, on ne cherche pas uniquement à reproduire des paysages sur scène. Plutôt, on aime construire des spectacles-mondes qui amènent les spectateurices à regarder le spectacle comme iels regarderaient un paysage : de manière contemplative. Le paysage englobe nos spectacles, non seulement par la scénographie, mais aussi par l’hyperpotentialité des récits : on fait souvent émerger plusieurs conversations en même temps sur scène, des bulles narratives qui interviennent à différents niveaux. L’attention opère alors comme quand on regarde un paysage : notre regard choisit où il porte son attention. Le public doit lui-même combler des manques et son imaginaire prend le relais. Dans la construction d’un décor, comme chez Ersatz, on a un goût pour l’artifice. Plus que le paysage lui-même, je veux donner à voir la construction d’un paysage, son artificialité, car elles donnent la limite de notre capacité à raconter des histoires. Dans un paysage, il y a un horizon, qui est l’infini et la limite. La salle de théâtre fait la même chose : elle donne une impression d’infini et, en même temps, on en voit toujours la limite, les effets, l’artificialité. C’est un peu vain et c’est ça qui rend la chose poétique, car cela génère une forme de mélancolie.