Pratiques du théâtre-paysage

Entretien
Théâtre

Pratiques du théâtre-paysage

Le 29 Juin 2023

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 149 - Théâtre / Paysage - Althernatives Théâtrales
149

Table ronde réal­isée le 27 mars à Rennes, avec Mathilde Dela­haye, Simon Gauchet et Alexan­dre Koutchevsky

Vous revendiquez tous les trois, de manière à chaque fois dif­férente, le terme de « théâtre-paysage ». Avant même la ques­tion de sa déf­i­ni­tion, à quelle pra­tique cela cor­re­spond-il pour vous, et com­ment est venue une telle envie ?

Alexan­dre Koutchevsky Pour moi, c’est faire avec ce qui existe, pren­dre les choses telles qu’elles sont et, depuis l’endroit où on va les regarder, essay­er de fab­ri­quer du théâtre. J’identifie plusieurs sources à cette envie. D’abord, je me sou­viens des par­ents qui dis­aient « les enfants, allez jouer dehors ! » ; les enfants ont une manière d’utiliser l’espace en lien avec le théâtre. Ensuite, à la fin des années 1990 à Saint-Brieuc, les pre­miers spec­ta­cles sur lesquels je tra­vaille ont lieu partout dans le théâtre (les « Nais­sances », pro­jet mené par Roland Fichet et le Théâtre de Folle Pen­sée). Immé­di­ate­ment, les formes que je vois en dehors de la salle me touchent par­ti­c­ulière­ment. Et lorsque avec mes ami·e·s auteur·e·s, on fonde Lumière d’août à Rennes en 2004, on se fixe comme objec­tif de faire enten­dre ce qu’on écrit, que ce soit dans des théâtres ou ailleurs. On lit en forêt, sur une bar­que, dans une boucherie, un lavoir, etc. Tout ce qu’on fait dehors me touche si fort que je sens que je ne ren­tr­erai plus dans les boîtes noires. En 2006, j’ai l’occasion de créer une forme courte au théâtre de l’Aire libre qui jouxte l’aéroport de Rennes. Le co-directeur Dominique Chré­tien me mon­tre un bunker, que je n’avais jamais vu, sur le park­ing der­rière le théâtre, col­lé à la piste prin­ci­pale. Ce bunker, inso­lite morceau de guerre, posé entre une école, un théâtre et un aéro­port, devient le site matriciel de mon pre­mier spec­ta­cle de théâtre-paysage. J’ai obtenu mon brevet de pilote d’avion deux ans plus tôt, au moment où nous fon­dons Lumière d’août, et je sais aujourd’hui que la con­comi­tance de ces deux événe­ments est sig­nifi­ante : la créa­tion et le vol sont pour moi l’avènement d’une dou­ble autonomie. Si j’ai décidé d’apprendre à pilot­er, c’est essen­tielle­ment pour établir un nou­veau rap­port au paysage, éprou­ver un autre regard sur la planète et ses habi­tants. Le point de vue aérien mobile per­met de réin­ter­préter le monde. La vue de haut, en met­tant à jour les voisi­nages au sol, en révélant les jux­ta­po­si­tions ter­restres, excite la curiosité, alerte, inter­roge. Ain­si, à la suite de cette « révéla­tion » du bunker, je décou­vre à côté de l’aéroport un cen­tre de réten­tion admin­is­tra­tive en con­struc­tion, entouré de bar­belés, pour étrangers sans-papiers qui jouxte un golf cos­su entouré de ver­dure. Ces deux mon­des, invis­i­bles l’un à l’autre, sont séparés par une rangée d’arbres. Ce genre de coa­les­cence va devenir le cœur du théâtre-paysage. 

Mathilde Dela­haye Moi c’est le con­traire ! J’aborde les paysages hor­i­zon­tale­ment et sen­si­ble­ment, pour ce qu’ils me font autant que pour ce qu’ils sont géo­graphique­ment. Par la per­cep­tion empirique. Leurs his­toires et leurs sens sur un ter­ri­toire m’intéressent, j’enquête tou­jours sur les paysages où je joue, mais d’abord c’est l’esprit du lieu qui m’appelle, et leur com­po­si­tion dis­ons ter­restre. Toi c’est la carte, moi le ter­ri­toire ! Pour moi le théâtre-paysage est arrivé un peu par hasard. C’était en 2012, sur une île des Cyclades dans le cadre d’un pro­jet européen autour de la crise grecque. Il fai­sait chaud, la salle de répéti­tion prêtée par la munic­i­pal­ité était trop petite, alors je suis mon­tée en haut du vil­lage ; il y avait un ter­rain aban­don­né encer­clé par un muret de pier­res, deux moulins bleu et blanc, la mer Égée à l’horizon, et au sol, mêlés aux herbes folles, des déchets ménagers : relique de table à repass­er, vieux tran­sis­tor, sou­venir d’écran de télévi­sion… J’y ai trou­vé la gram­maire élé­men­taire de mon théâtre-paysage : ligne de fuite, du champ, du hors-jeu, de la face et du loin­tain, ligne courbe, diag­o­nale, tra­vers­es, géométrie des vol­umes, découpe du relief dans le ciel, struc­ture d’horizon, plans, échelle, points de vue, cadre, rythme de l’espace. Les actri­ces dis­aient des textes de Raoul Vaneigem con­tre le vent. Le texte est devenu, à égal­ité avec les autres phénomènes, une matière organique. Après cette expéri­ence, c’est devenu une obses­sion – dès que j’ai pu, je suis allée dehors. 

Le Radeau utopique,
mise en scène Simon
Gauchet, création juillet
2017, canal d’Ille-et Rance. Photo Mathilde Chevalier.
Le Radeau utopique, mise en scène Simon Gauchet, créa­tion juil­let 2017, canal d’Ille-et Rance. Pho­to Mathilde Cheva­lier.

Simon Gauchet La ques­tion du théâtre-paysage est pour moi moins réflex­ive que pour vous, parce qu’elle est une pra­tique par­mi d’autres. Lorsque j’étais au lycée, chaque été avec une troupe d’amis on trou­vait un lieu et on écrivait la pièce à par­tir de celui-ci. Cela a fait naître en moi quelque chose d’un proces­sus inver­sé : ne pas par­tir d’une pièce pour fab­ri­quer des spec­ta­cles mais d’une chose exis­tante, du réel. Plus tard, à l’école du TNB, Nordey a organ­isé une ren­con­tre avec Alexan­dre dont j’ai trou­vé la démarche très sin­gulière et cela m’a beau­coup mar­qué. Ensuite il y a eu la pre­mière expéri­ence du Radeau utopique : un pro­jet conçu pour un ter­ri­toire entre Rennes et Saint Malo, sur le canal d’Ille-et-Rance, comme une errance vers l’île d’Utopie. Ce fut une expéri­ence fon­da­trice : com­ment créer non seule­ment avec un paysage mais aus­si avec un con­texte, avec des habi­tants – parce que le paysage n’est pas seule­ment géo­graphique, il est humain, c’est tout ce qui con­stitue un étant-don­né, quelque chose qu’on tra­verse. Le Radeau utopique con­sis­tait en un aller et un retour ; durant l’aller on s’arrêtait dans dif­férentes com­munes qui nous accueil­laient, on avait inven­té plusieurs dis­posi­tifs pour y recueil­lir ce que serait une société idéale, l’utopie des ter­ri­toires qu’on tra­ver­sait. Com­ment fab­ri­quer une utopie ? Je me sou­viens que s’était imposée l’idée de l’échelle com­mu­nale : une éten­due intéres­sante parce qu’on voit les con­séquences de nos actes immé­di­ate­ment. S’est ain­si dess­iné le pro­jet de réin­ve­stir un petit théâtre de patron­age aban­don­né à Bécher­el (en Bre­tagne) et à par­tir duquel par­taient plusieurs sen­tiers. On s’est demandé com­ment un lieu pou­vait être un « théâtre-paysage ». Avec l’architecte Guénolé Jéze­quel, nous avons tra­vail­lé en com­pag­nie d’une trentaine d’habitants sur la façon dont un théâtre s’invente par et pour un paysage qui soit à la fois humain et géo­graphique. J’ai beau­coup lu à ce moment-là John Brinck­er­hoff Jack­son, auteur notam­ment de À la décou­verte du paysage ver­nac­u­laire, pour qui tout paysage est la par­tie vis­i­ble d’une com­mu­nauté qui habite à un endroit, soit l’idée selon laque­lle tout paysage est com­plète­ment fab­riqué par ceux qui y habitent, humains ou non humains, et est com­posé de toutes ces strates. Le Pays, le pro­jet qui a suivi, pro­longeait en par­tie ces réflex­ions. Il a pris la forme d’une ran­don­née spec­ta­cle de deux jours et une nuit où on met­tait en fic­tion toutes les strates du paysage de mas­sif gran­i­tique qui entoure Bécher­el. Depuis, avec la paysag­iste Léa Müller, chaque pro­jet que l’on mène sur un ter­ri­toire com­mence par une explo­ration géologique des lieux, une explo­ration de toutes les strates suc­ces­sives qui con­stituent ces ter­ri­toires dans lesquels on tra­vaille et qui amè­nent in fine la ques­tion des réc­its, des his­toires man­quantes dont ils ont besoin.

Maladie ou femmes modernes, d’Elfriede Jelinek, mise
en scène Mathilde Delahaye, Port de commerce de Valence, CDN de Valence, 2019. Photo Jean-Louis Fernandez.
Mal­adie ou femmes mod­ernes, d’Elfriede Jelinek, mise en scène Mathilde Dela­haye, Port de com­merce de Valence, CDN de Valence, 2019. Pho­to Jean-Louis Fer­nan­dez.

MD Je n’aime pas le mot de paysage, à cause de ce qu’il évoque spon­tané­ment, mais c’est un car­refour dis­ci­plinaire qui est un for­mi-dable out­il pour penser le théâtre. Il ques­tionne le statut de l’espace de représen­ta­tion, la com-posi­tion pic­turale, la place de l’humain dans le tableau, le rôle de l’imaginaire du pub­lic, en tant que frag­ment du monde il inter­roge le lien entre théâtre et réel, etc. Le paysage est une façon sub­jec­tive d’apprécier l’espace, tou­jours instru­ite par une cul­ture visuelle. On recon­naît un paysage, à par­tir des critères plus ou moins con­scients qu’on en a. C’est une image, une représen­ta­tion qui appelle l’interprétation. C’est déjà une sorte de scène. Les arcanes des enjeux pic­turaux sont rich­es pour penser l’art théâ­tral. Par exem­ple il n’y a pas de paysage sans cadre. Le cadrage, le hors-champ, le mineur, com­ment l’infini du hors-cadre active le fini de l’image, etc. Pour moi il y a 1/le lieu comme parte­naire sen­si­ble et ter­ri­toire sig­nifi­ant et 2/ le paysage comme représen­ta­tion pic­turale. C’est pas­sion­nant de com­pren­dre l’histoire de cette con­struc­tion dans la pein­ture, ou mieux encore dans l’art des jardins, ces pre­mières scéno­gra­phies de l’hétérogène. La scéno­gra­phie en paysage est une com­po­si­tion pic­turale qui s’inspire d’une réal­ité qui est en fait elle-même une représen­ta­tion. C’est une sorte de boucle. Et toutes les autres ques­tions que pose le paysage font aus­si tra­vailler l’objet : on pense évidem­ment à la ques­tion écologique, ou encore à l’enjeu ter­ri­to­r­i­al et à celui de la récep­tion, surtout pour nous qui évolu­ons dans le théâtre pub­lic. Au début de mes expéri­ences dehors, j’étais per­suadée que le théâtre-paysage était une pra­tique héri­tière de l’histoire de la décen­tral­i­sa­tion : que l’effet le plus impor­tant c’était l’inversion du rap­port habituel au pub­lic (ce n’est pas vous qui venez au théâtre, c’est le théâtre qui s’invite chez vous). Et puis j’ai élar­gi la réflex­ion à d’autres enjeux poli­tiques, qui s’arriment plus directe­ment à la dimen­sion esthé­tique : quelles his­toires et quels rap­ports sen­si­bles au monde s’inventent dans les formes en paysage… 

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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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