Quand le paysage raconte l’histoire

Théâtre
Parole d’artiste

Quand le paysage raconte l’histoire

À propos du spectacle Impatience. Rien n’aura eu lieu que le lieu

Le 23 Juin 2023
Maud Pougeoise dans Impatience, rien n’aura eu lieu que le lieu, de Mathilde Delahaye, Les Subsistances, Lyon, 2021. Photo Garance Li.
Maud Pougeoise dans Impatience, rien n’aura eu lieu que le lieu, de Mathilde Delahaye, Les Subsistances, Lyon, 2021. Photo Garance Li.

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Maud Pougeoise dans Impatience, rien n’aura eu lieu que le lieu, de Mathilde Delahaye, Les Subsistances, Lyon, 2021. Photo Garance Li.
Maud Pougeoise dans Impatience, rien n’aura eu lieu que le lieu, de Mathilde Delahaye, Les Subsistances, Lyon, 2021. Photo Garance Li.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 149 - Théâtre / Paysage - Althernatives Théâtrales
149

Depuis une dizaine d’années, je mets en scène des spec­ta­cles hors les murs, sou­vent en marge des villes, dans de vastes « zones » à l’usage indéter­miné, dans lesquelles je choi­sis un point de vue, cadre l’espace de représen­ta­tion et com­pose un paysage à par­tir de ce qui existe. Jouer hors des théâtres, et même si je n’ai jamais quit­té les salles par ailleurs, a pro­fondé­ment mod­i­fié, for­mé, défor­mé mon rap­port à la mise en scène. De même pour les créa­teurs et créa­tri­ces qui m’accompagnent dehors comme dedans : nous avons inven­té un vocab­u­laire com­mun. La con­di­tion qui me parais­sait, il y a quelques années encore, néces­saire pour qual­i­fi­er un spec­ta­cle-paysage, à savoir son « extéri­or­ité », affublée de quelques rela­tions sin­gulières à son lieu, laisse aujourd’hui place à cette hypothèse dont je suis la pre­mière sur­prise : une dra­maturgie par­ti­c­ulière serait en fait le sceau d’un spec­ta­cle-paysage, indépen­dam­ment du lieu où il se déroule. Ce sin­guli­er appareil sen­si­ble et men­tal d’où procède la créa­tion de tels spec­ta­cles n’aurait pu, cepen­dant, se con­stru­ire sans l’expérience des paysages réels. Ses obses­sions vien­nent du dehors. Le lieu est défini­tive­ment un être de lan­gage auquel la fic­tion se greffe ; la scéno­gra­phie se pense avec la com­plex­ité de com­po­si­tion des règles de l’art paysager ; le rap­port au vivant est cen­tral ; ou encore la taille humaine n’est plus l’étalon vit­ru­vien qui pro­por­tionne l’espace de représen­ta­tion. En paysage, l’interprète peut devenir minus­cule, sa présence équiv­aut celles des élé­ments et phénomènes autour. En changeant la focale visuelle, on ouvre aus­si le prisme nar­ratif, car à la fic­tion s’ajoute l’histoire du paysage, ce que sa forme, sa géo­gra­phie, son passé dis­ent de lui, et qui est exhibé dans la mise en scène. Le signe théâ­tral, perçu simul­tané­ment depuis cet autre point de vue nar­ratif, appa­raît plus éphémère, rare et frag­ile. Tout spec­ta­cle-paysage pour­rait avoir pour épigraphe ces mots de Rilke : « Regarde, les arbres sont. Nous seuls pas­sons devant les choses comme un mou­ve­ment de l’air. » 

Con­texte 

En 2021, les Sub­sis­tances à Lyon me pro­posent de met­tre en scène une forme in situ, sous leur Ver­rière (une immense cour pavée qu’enserrent les bâti­ments en pierre de taille de l’école des Beaux-Arts). L’invitation s’inscrit dans une pro­gram­ma­tion par­ti­c­ulière : pen­dant quelques mois, des spec­ta­cles et per­for­mances sont créés sur place en con­nivence avec une instal­la­tion plas­tique mon­u­men­tale, en l’occurrence une tor­nade géante faite de papi­er, réal­isée par Domi­t­ille Mar­tin et Alex­is Mérat. C’est la pre­mière fois que je tra­vaille à par­tir d’un lieu. Pour mes spec­ta­cles-paysage c’est tou­jours le texte qui ori­ente le choix de l’espace. Pour une fois ce sera un lieu, habité par cette instal­la­tion, qui sera mon matéri­au de départ. 

La Tor­nade épouse les dimen­sions de la ver­rière, con­damne son ciel, la sat­ure par le haut, la cen­trifuge. Elle fige l’infigeable vio­lence du phénomène cli­ma­tique, sus­pend le temps (qu’il fait et qui passe), trans­pose le mou­ve­ment de l’air en matière lourde et frois­sée, et finale­ment, sub­stitue à la men­ace de ce qu’elle représente une sorte de douceur mon­strueuse. Pen­sée in situ, la Tor­nade côtoie et exac­erbe la mon­u­men­tal­ité de l’espace, c’est ce qui me par­le tout de suite : comme au théâtre-paysage, le lieu indexe l’œuvre à son échelle et con­court sen­si­ble­ment à sa réal­i­sa­tion. Au-delà de l’imaginaire qu’une tor­nade de papi­er sug­gère ‒ comme métaphore spir­ituelle, cat­a­stro­phe cli­ma­tique, etc. ‒ c’est l’artefact d’un élé­ment paysager par excel­lence, con­stru­it à par­tir de la forme d’un lieu clos que je retiens. La tor­nade devient alors le frag­ment d’un paysage à imag­in­er. Comme par déduc­tion. Je prends la com­mande au pied de la let­tre, en fais une expéri­ence rad­i­cale dans ma recherche sur le théâtre-paysage : c’est le lieu qui aura d’abord lieu et dictera son régime théâ­tral. 

Le temps de répéti­tion sur place est court (10 jours), mais la pré­pa­ra­tion en amont me donne assez de vis­i­bil­ité pour faire de la con­trainte une méth­ode : il faut se con­sacr­er à con­cevoir la scéno­gra­phie et le dis­posi­tif. Les répéti­tions servi­ront à expéri­menter des « acti­va­tions » du paysage. Créer les out­ils néces­saires à ce qu’il devi­enne nar­ra­teur. Entr­er dans son temps incom­men­su­rable (l’idée qu’on peut s’en faire). Adopter son point de vue sen­si­ble. On pense au rêve de land­scape-play de Gertrude Stein, où les choses sont présentes les unes aux autres et où il n’y a d’histoires qu’isolées dans des frag­ments de paysage : une métaphore pour dire la capac­ité nar­ra­tive pro­pre d’un espace naturel. Ça bouge dedans, mais reste immo­bile. 

Com­pos­er le paysage 

Pour créer un paysage, il faut revenir à la pein­ture. Com­pren­dre les règles pic­turales qui ont inven­té, par sa représen­ta­tion, le paysage perçu dans le monde réel. Démon­ter l’appareil optique des pre­miers pein­tres de paysage pour adapter le principe, trans­pos­er la mécanique. Cadre, plans, struc­ture d’horizon, vasti­tude, lignes de per­spec­tive, intri­ca­tion sig­nifi­ante des élé­ments, ordon­nance­ment d’un sens de lec­ture du regard, cohérence autonome et expres­sive du tout. En provo­quant d’abord le plaisir de la vue, le paysage s’adresse à nos fac­ultés d’imagination.

Avec Hervé Cherblanc, le scéno­graphe, nous inven­tons les vol­umes, les plans, la topogra­phie du paysage à venir. Ici un relief ver­ti­cal qui se perd dans la tor­nade, là une val­lée, un mont qui arrête le regard, par là il peut s’enfuir, illu­sion d’infini. On imag­ine un dis­posi­tif qui mul­ti­plie le sens du paysage en le ren­dant vis­i­ble depuis trois points de vue ; on prédis­pose la récep­tion : le pub­lic sera instal­lé dans des transats placés en trifrontal et libre de chang­er de place pen­dant le spec­ta­cle. Trois points de vue nous oblig­ent à organ­is­er l’image pour chaque cadrage, et plus tard dans la mise en scène, à s’assurer que cha­cun soit tou­jours une scène active. Le cadre, ce par­ergon essen­tiel qui arrête et parachève le sens de l’image, sera un ruban lumineux au sol. La fron­tière doit être stricte et nette. Osten­ta­toire même. Elle sig­nale et organ­ise la cohérence de l’espace vu. Devant le cadre, rien de ce qui appar­tient au paysage ne doit débor­der. On s’amuse à faire comme s’il y avait une vit­re, comme si c’était un vivar­i­um. Pour les inter­prètes ce sera trois « qua­trièmes murs ». 

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Mathilde Delahaye
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Mathilde Delahaye
Mathilde Delahaye est auteure et metteure en scène de théâtre en salle et in situ,...Plus d'info
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