Un lac près de Strausberg

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Un lac près de Strausberg

À propos de Rivage à l’abandon Matériau-Médée Paysage avec Argonautes d’Heiner Müller

Le 16 Juin 2023
Catherine Rankl (en vidéo) dans Rivage à l’abandon Médée-Matériau Paysage avec Argonautes, de Heiner Müller, mise en scène de Matthias Langhoff, Comédie de Caen – CDN de Normandie, 2023. Photo Pascal Gély.
Catherine Rankl (en vidéo) dans Rivage à l’abandon Médée-Matériau Paysage avec Argonautes, de Heiner Müller, mise en scène de Matthias Langhoff, Comédie de Caen – CDN de Normandie, 2023. Photo Pascal Gély.

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Catherine Rankl (en vidéo) dans Rivage à l’abandon Médée-Matériau Paysage avec Argonautes, de Heiner Müller, mise en scène de Matthias Langhoff, Comédie de Caen – CDN de Normandie, 2023. Photo Pascal Gély.
Catherine Rankl (en vidéo) dans Rivage à l’abandon Médée-Matériau Paysage avec Argonautes, de Heiner Müller, mise en scène de Matthias Langhoff, Comédie de Caen – CDN de Normandie, 2023. Photo Pascal Gély.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 149 - Théâtre / Paysage - Althernatives Théâtrales
149

Straus­berg, pour moi, c’était le sig­nal lumineux en tête des trains qui par­taient vers l’est de la ville. Le ter­mi­nus du métro. S‑Bahn Lin­ie 5 Straus­berg.

Straus­berg, ville de gar­ni­son du Bran­de­bourg, à trente kilo­mètres à l’est de Berlin : par là sont passées les troupes de Joukov en avril 1945 – l’assaut final, les dizaines de mil­liers de morts des derniers jours. Je me demande si on voit Straus­berg dans le doc­u­men­taire de Chpikovs­ki et Raiz­man, La Prise de Berlin, Grand prix à Cannes 1946. J’essaie de super­pos­er ce que décrit Müller – « sou­venir d’une bataille de chars », les déser­teurs pen­dus aux réver­bères, « langue dehors » – et les images du film. Je pense aux opéra­teurs sovié­tiques, qui étaient en pre­mière ligne du front et y mour­raient ; au mon­tage d’Elizaveta Svilo­va, la femme de Ver­tov. 

Straus­berg, comme d’autres com­munes autour de Berlin, est con­nu aus­si pour ses lacs, on va s’y baign­er ou y faire de la bar­que ou d’autres choses encore. Dans une nou­velle de 1953, His­toire d’amour, Müller décrit un cou­ple qui a sa pre­mière expéri­ence sex­uelle là, sur le rivage. C’est une his­toire d’amour triste où on se quitte à cause de grossesse non désirée et de veu­lerie. La han­tise de tomber enceinte, le mariage de con­ve­nances, la peur d’être enfer­mé dans un quo­ti­di­en petit-bour­geois : Müller ne cache pas dans son auto­bi­ogra­phie, Guerre sans bataille, qu’il a eu lui-même des his­toires de ce genre. Les préser­vat­ifs crevaient par­fois. Müller men­tionne la mar­que : FROMMS ACT. La pre­mière au monde, « aryanisée » sous le nazisme, nation­al­isée en RDA. L’inventeur juif Julius Fromm est mort en exil, quelques jours après la fin de la guerre. 

Matthias Lang­hoff racon­te ça dans un texte qu’il a adressé à l’équipe de son spec­ta­cle Rivage à l’abandon Matéri­au-Médée Paysage avec Arg­onautes, ou RMP, comme il dit. « Müller et moi, on les achetait pour 80 pfen­nigs au dis­trib­u­teur automa­tique, ces préser­vat­ifs qui nous pro­tégeaient des mal­adies sex­uelles et de la fon­da­tion d’une famille. » 

Casi­no, le mot d’après, c’était des cig­a­rettes de RDA qu’ils ont fumées tous les deux dans leur jeunesse, pas en même temps : Lang­hoff est né en 1941, Müller en 1929. 

Avoir vingt ans en 1949

Müller dit qu’il habitait encore en Saxe, où il par­tic­i­pait à des ate­liers pour jeunes écrivains. 1949, c’est peut-être l’année où il est allé pour la pre­mière fois à Berlin. Le 31 octo­bre 1948, la ligne du S‑Bahn avait été pro­longée jusqu’à Straus­berg. Peut-être l’a‑t-il prise à ce moment-là, ou quelques années plus tard. Dans un poème ancien dont des bribes sont passés dans le texte, « les Arg­onautes au front plat », ce sont les ouvri­ers du faubourg qui pren­nent le métro pour aller à l’ouest de la ville. Pour trois semaines de salaire, ils peu­vent se pay­er une vis­ite au peep-show, au ciné­ma, ou au bor­del, pen­dant que leurs femmes à la mai­son s’occupent du ménage, de la lessive, de faire des enfants. Dans la marge, Müller a juste noté : S‑Bahn. 

En 1949 aus­si est parue la nou­velle d’Anne Seghers Le Navire des Arg­onautes. Un homme d’un cer­tain âge revient, après un long périple, dans sa ville, une ville por­tu­aire, en ruines. Des gens, qui étaient enfants autre­fois, ont l’impression de le recon­naître, mais pas vrai­ment. Sa tête leur dit quelque chose, mais c’est devenu, pour eux, un étranger. Il a rap­porté une sorte de toi­son jaune qu’il porte sur ses épaules, sup­posée le ren­dre invin­ci­ble. Il a un charisme évi­dent, une aura, il revient de très loin. Une fille tombe amoureuse de lui, est poignardée par son fiancé. Un ado­les­cent l’admire, une femme, harcelée par son mari, trou­ve, après leur ren­con­tre, la force de s’en aller. Lui est surtout fatigué. Le navire de son périple est sus­pendu dans un arbre, c’est devenu un mon­u­ment. Il se couche en-dessous pour dormir. L’orage se lève, il entend les cordes grin­cer, sauter l’une après l’autre. Il pour­rait se lever mais la las­si­tude l’emporte. À la fin, il est écrasé par l’épave du navire qui lui tombe dessus. 

La mytholo­gie grecque rap­porte ain­si la mort de Jason, écrasé par l’épave de l’ARGO, mais c’est un motif qui se retrou­ve partout chez Müller : la révo­lu­tion écrasée par son pro­pre mon­u­ment, « la pétri­fi­ca­tion d’une espérance ». Aus­si énig­ma­tique que soit la nou­velle de Seghers, on a peine à ne pas penser aux exilés anti-fas­cistes qui sont revenus, après-guerre, dans Berlin en ruines. Bernard Umbrecht rap­pelle un pas­sage des mémoires de Wolf­gang Leon­hard, ren­tré avec le futur chef du régime, Wal­ter Ulbricht, de Moscou : « L’itinéraire exact de notre route ne se révéla qu’en chemin. Nous avions d’abord atteint Custrin-sur‑l’Oder et de là nous sommes allés en direc­tion de Straus­berg, peu avant Berlin. Il y eut là plus tard le siège du min­istère de la Défense de la RDA. […] C’était le champ de bataille sur lequel le maréchal Joukov avec deux mil­lions et demi de sol­dats avait per­cé vers Berlin. Nous étions assis dans nos lim­ou­sines et tra­ver­sions d’incroyables destruc­tions1. » 

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