Dès le début de notre discussion, le ton est donné. Marion Siéfert se réjouit de l’intérêt actuel pour le cabaret. Dans une époque où les paroles artistiques sont intimidées, voire réduites au silence, elle applaudit la liberté de ton d’un art qui ne dépend pas des subventions de l’État. Liberté de ton et prise de risques caractéristiques du travail de la jeune autrice, metteuse en scène et performeuse. Retour sur le parcours d’une artiste passionnante aux influences multiples, ayant toujours réussi à échapper aux conventions.
Marion passe son adolescence dans la banlieue d’Orléans où, très jeune, elle prend conscience des différentes réalités sociales. C’est là aussi qu’elle a ses premiers chocs esthétiques, devant la télé familiale : La Dolce Vita de Fellini, L’Avventura d’Antonioni, les films de Bergman. Elle adore la scène : les comédies musicales dirigées par un voisin, les galas de danse, les spectacles inventés avec sa sœur où elle se réserve les rôles de méchante. Elle étudie la littérature allemande à Lyon puis à Berlin avant de se lancer dans un M2 en études théâtrales à Nanterre. Dans le cadre de sa recherche, elle intègre l’Institut d’études théâtrales appliquées de Gießen, un lieu expérimental cherchant à déconstruire le théâtre plutôt qu’à en perpétuer la tradition.
Elle y découvre une scène performative, des ambiances de travail collaboratives et autogérées ; un vent de liberté qui lui donne de la force pour créer.
Elle développe des performances de sept minutes, dans des lieux privés transformés en cabarets improvisés. Puis elle signe son premier spectacle Deux ou trois choses que je sais de vous, portrait du public à travers les profils Facebook des spectateur·ices, augurant une attention particulière au rapport scène/salle, sans cesse réinventé dans son travail.
En 2017, elle devient artiste associée de La Commune CDN d’Aubervilliers où elle crée Le Grand Sommeil, plongée dans les rêves effrayants et fantasques d’une enfant de 11 ans. Le rôle de Jeanne est interprété par la danseuse, performeuse et chorégraphe Helena de Laurens. Pour créer cette enfant grande, Marion et Helena convoquent le souvenir de Valeska Gert, artiste de cabaret allemande des années 1920, connue notamment pour ses danses grotesques et expressionnistes.
Après Le Grand Sommeil, Marie-José Malis et Frédéric Sacard, directrice et directeur adjoint de la Commune, lui commandent une Pièce d’actualité, dispositif où un·e artiste est invité.e à créer un spectacle tirant son inspiration du territoire d’Aubervilliers, une des communes les plus pauvres de France, où on parle plus d’une centaine de langues. Marion veut travailler avec une rappeuse. Pendant des semaines, elle arpente les battles parisiennes. Elle rencontre Laetitia Kerfa aka Original Laeti et la jeune danseuse de popping Janice Bieleu, avec qui elle crée DU SALE !.
Plus qu’un spectacle, DU SALE ! semble réaliser l’impossible : une rencontre entre des milieux sociaux d’ordinaire bien séparés. C’est d’ailleurs les premiers mots de Laetitia au public : « C’est pas normal que je sois là. C’est pas normal parce que je suis Laetitia Kerfa. Parce que j’ai pas fait d’école de théâtre, parce que je viens pas d’un milieu aisé ou d’un milieu d’artistes. »
C’est avec _Jeanne_Dark_ – le craquage en direct sur Insta de Jeanne, adolescente harcelée à l’école – que le travail de Marion Siéfert se propage. _Jeanne_Dark_ est le premier spectacle pensé simultanément pour le théâtre et Instagram. Sur scène, Helena de Laurens joue tout en se filmant, en live et souvent en gros plan, se métamorphose au gré des filtres et des cadrages différents, n’a pas peur d’aller loin dans la déformation et le grotesque, jusqu’à s’enlaidir. En endossant la figure de la freak, elle utilise le réseau social à contre-courant, loin de la mise en valeur de soi capitaliste. Marion Siéfert aime aller où ça dérange, elle n’est pas là pour mettre tout le monde d’accord.
Daddy, son dernier spectacle créé à l’Odéon, se déploie également dans le monde virtuel. Après plusieurs mois d’enquête auprès de personnes ayant subi des violences pédocriminelles, elle écrit le texte avec Matthieu Bareyre (son ami et collaborateur artistique, réalisateur du magnifique documentaire L’Époque). Dans Daddy, l’héroïne a 13 ans et vit à Perpignan. Issue de la petite classe moyenne, elle rêve de devenir actrice. En ligne, elle rencontre un homme riche et séduisant, qui a le double de son âge et qui l’entraîne dans un jeu vidéo aux règles troubles : « Daddy ». Marion Siéfert réunit une équipe d’acteur.ices extraordinaires, venant toustes d’horizons différents (on y retrouve par exemple l’artiste de cabaret Jenifer Gold) autour d’un spectacle abordant des sujets difficiles comme la pédophilie, la prédation du capitalisme sur l’extrême jeunesse et les rapports de classe. Avec Daddy, Marion Siéfert nous plonge encore une fois au cœur de nos contradictions, et tant mieux si c’est un peu inconfortable…
À voir au Théâtre national à Bruxelles du 7 au 10 février 2024.