Ce qui me plaît dans le fonctionnement d’un cabaret, c’est sa nature excessive et impatiente.
Vite créer, vite plaire, vite recommencer.
Cette urgence, qui la distingue du théâtre ou de la danse, conditionne aussi son déroulement. Quand le public assiste à une représentation, il exige une satisfaction imminente.
Aussitôt rassasié, il renverra la pareille en applaudissant devant une paire de fesses.
Rire devant une peau de banane, ou encore crier sur un monstre qui surgit du fond de scène.
Ce guignol pour adultes éméchés n’est pas sans risque : monter sur scène, c’est aussi accepter d’être interrompu, hué, voire pire, ignoré.
Le public d’un cabaret possède la liberté de ne pas regarder ce qui se passe. Le chahut est permanent, et c’est très bien comme ça.
Seulement cette justice cinglante pousse inévitablement les artistes à concevoir des numéros sans temps mort.
Rares sont les artistes qui osent jouer du bide et du silence au cabaret. Mieux vaut envoyer du lourd très vite, le temps mort est un ennemi juré.
N’ayant pas reçu d’apprentissage encyclopédique de cette discipline (que je considère par essence bâtarde), j’ai longtemps envisagé mes numé- ros comme un designer préparant sa collection.
Tout d’abord il faut un élan, un souffle vital : la plupart du temps une chanson ou un extrait de film.Un détail qui nous hante depuis des années et qui dit « c’est le moment ».
Ensuite, j’adore créer un moodboard d’une trentaine d’images autour de l’idée originale : une constellation de fichiers sans aucun lien apparent, sauf pour le créateur pour qui l’évidence saute aux yeux.
Arrive le moment de concrétiser cette réflexion en numéro, à grands coups de système D et de répétitions solitaires.
Il faudra attendre plusieurs rodages, plusieurs variations pour retrouver au plateau cet élan initial qui nous avait tant émus.
La conception d’un événement de cabaret ajoute une difficulté supplémentaire : consulter chaque artiste (proposant individuellement autant d’interventions que d’univers) afin de trouver le fil conducteur de la soirée.
A priori, rien ne semble lier une momie fan de Grand Master Flash avec une strip-teaseuse communiste en maillot de bain.
Et pourtant, c’est à mes yeux ce chaînon qui fait toute la différence entre posséder une maison et l’habiter.
Si notre établissement n’est pas une tribune directe de contestation politique, nous avons au moins le mérite de construire une réalité parallèle dans laquelle nous sommes déterminés à vivre.
À l’instar d’un château hanté ou d’un Pepperland des Beatles, derrière chaque porte se trouve une saynète hallucinante, conduisant irrémédiablement à une joyeuse course-poursuite dans un vacarme de portes qui claquent.
Les monstres sont des individus bêtes et méchants, et c’est pour cela qu’ils doivent diriger le monde.Chez Bas Nylon, la beauté réside dans le bizarre, et les courts-circuits sont nécessaires. Avec le pilier de la maison Angèle Micaux, nous sommes fortement implantés dans le milieu de la mode et du luxe.
Néanmoins, il n’est pas rare d’échanger nos escarpins Roger Vivier contre des tongs en forme de pizza.
Notre force réside dans ce sens du détail : il ne suffit pas d’être fan de Culture Z et de giallo où coulent des rivières de sang orange.
Encore faut-il en faire bon usage, et trouver la piste créative qui fera exploser de joie la scène comme la salle.
Si j’aime à ce point mon rôle de directeur artistique dans cette maison de fous, c’est parce que je ne connais pas meilleure joie que de créer ces liens.
Une nuit chez nous est une saison entière de Scoobi-Doo chez lvmh.
Quand je réunis avec bienveillance mon équipe pour leur annoncer les règles du prochain jeu, j’ajoute immanquablement « et nous sommes déjà en retard ».
À peine le temps de nettoyer la trace de vomi sur ma robe du soir,
Et de sortir mon talon de la voiturette de golf,
En avant toute pour la connerie, c’est ma tournée de pop-corn !
Jean-Biche
Patronne des Bas Nylon