Au sujet de Pouvoir, un spectacle drôle, brillant et pertinent.

Entretien
Marionnettes

Au sujet de Pouvoir, un spectacle drôle, brillant et pertinent.

Entretien par Florence Minder avec l’actrice Cécile Maidon, et Noémie Vincart et Michel Villée d’Une Tribu Collectif.

Le 10 Mai 2025
Pouvoir _ Une tribu collectif @ Céline Chariot
Pouvoir _ Une tribu collectif @ Céline Chariot
Pouvoir _ Une tribu collectif @ Céline Chariot
Pouvoir _ Une tribu collectif @ Céline Chariot
Article publié pour le numéro

J’ai vu Pou­voir le lende­main de la man­i­fes­ta­tion du 13 févri­er 2025 à Brux­elles. Entre 60 000 et 100 000 per­son­nes se sont réu­nies dans les rues con­tre leur nou­veau gou­verne­ment, dirigé par un Pre­mier Min­istre prési­dent de l’Alliance néo-fla­mande (N‑VA), un par­ti pop­uliste de droite con­ser­va­trice. Comme un puis­sant baume répara­teur, j’ai vu cette pièce deux fois lors de représen­ta­tions sco­laires (dès 10 ans) au Cen­tre cul­turel Jacques-Franck. Que sig­ni­fie pour vous de jouer cette pièce dans ce con­texte ?

Nous jouons ce spec­ta­cle depuis deux ans, avec Mar­gaux Fontaine (à la régie et au jeu égale­ment), et on con­state que l’écoute évolue. L’été dernier, au théâtre des Doms, durant le fes­ti­val d’Avignon 2024, nous avons joué dans le con­texte de la dis­so­lu­tion de l’Assemblée nationale annon­cée par Emmanuel Macron et des nou­velles élec­tions lég­isla­tives. Nous avons perçu que, au niveau de la récep­tion du spec­ta­cle, ça per­cu­tait de façon très vive, comme la réso­nance d’un retour aux sources de la mar­i­on­nette, celle satyrique et irrévéren­cieuse, celle qui peut exprimer haut et fort ce que les spec­ta­teurices voudraient crier.

La ques­tion du pou­voir se retrou­ve dans tous les recoins de la pièce. Dans le réc­it, qui voit une mar­i­on­nette s’émanciper de ses manip­u­la­teurices, mais aus­si dans la tech­nique util­isée.

Pouvoir _ Une tribu collectif @ Céline Chariot
Pou­voir _ Une tribu col­lec­tif @ Céline Char­i­ot

Dans le col­lec­tif, c’est un principe : les mar­i­on­net­tistes sont tou­jours à vue. Ce qui nous intéresse, c’est la tri­an­gu­la­tion : pub­lic – mar­i­on­net­tistes – marionnette(s). Nous tra­vail­lons à créer des rela­tions spé­ci­fiques, des ten­sions fer­tiles, des con­nivences sur­prenantes. Pour chaque pro­jet, la tech­nique mar­i­on­net­tique choisie est au ser­vice de la dra­maturgie. Ici, nous util­isons la tech­nique japon­aise du Bun­raku, dont nous nous sommes très libre­ment inspiré.es. Effec­tive­ment, au Japon, seuls les hommes ont le droit de manip­uler : ils com­men­cent par les pieds, env­i­ron vingt ans plus tard ils pren­nent le bassin, puis enfin, vingt ans après, ils accè­dent à la tête. Nous sommes deux femmes et un homme et chacun·e manip­ule chaque par­tie. Cette tech­nique nous per­met un grand réal­isme de mou­ve­ments mal­gré l’apparence très dessin ani­mé de la mar­i­on­nette. Ce réal­isme est ren­du pos­si­ble par le fait qu’à trois nous sommes en charge de trois par­ties dis­tinctes de la mar­i­on­nette : 


1) Les pieds.
2) Le bassin et le bras gauche. 
3) La tête et le bras droit.

Cette par­tic­u­lar­ité nous offre une aire de jeu sup­plé­men­taire sur la ques­tion de la hiérar­chie. Nous ne sommes pas issu·es d’écoles pro­fes­sion­nelles de mar­i­on­nettes. Chaque créa­tion est pour nous l’opportunité d’apprendre des tech­niques, mais aus­si de les inter­préter libre­ment. Nous enlevons aus­si rapi­de­ment les cagoules et gants qui d’habitude masquent les mar­i­on­net­tistes : nous voulons nous délester des attrib­uts du pou­voir.

De son côté, la mar­i­on­nette demande à ses manip­u­la­teurices de la délester du vieux réc­it qu’elle doit inter­préter. 

Une révo­lu­tion en marche ren­verse le roi, mais son fils, le prince, joué par la mar­i­on­nette, veut rejoin­dre l’élite des révo­lu­tion­naires, qui « saurait » diriger le peu­ple.
Il pense que le peu­ple est igno­rant. Il dis­tingue l’idée d’un pou­voir pour le peu­ple d’un pou­voir par le peu­ple. C’est là que la mar­i­on­nette opère une pre­mière rup­ture : elle refuse de jouer ce réc­it qui n’est qu’une autre ver­sion du nar­ratif de la prise de pou­voir par une cer­taine élite.

« Ton tra­vail, c’est de te laiss­er manip­uler le mieux pos­si­ble, rap­pel­lent les mar­i­on­net­tistes. — Mais est-ce qu’on ne peut pas être manip­ulé comme on a envie d’être manip­ulé ? rétorque la mar­i­on­nette, qui veut explor­er un ‘‘nou­veau’’ réc­it. On va faire un com­pro­mis : on joue, mais on joue autre chose ! » 

Pouvoir _ Une tribu collectif @ Céline Chariot
Pou­voir _ Une tribu col­lec­tif @ Céline Char­i­ot

Une expéri­ence, c’est par­fois une aven­ture qu’on n’a pas choisie…

Oui, cela néces­site d’accepter de se jeter dans le vide, de pren­dre des risques, de « ne pas savoir ». Dans la pièce, nous procé­dons à des votes entre les per­son­nages.
Ces votes mon­trent rapi­de­ment les lim­ites de la démoc­ra­tie, qui nous plie facile­ment à la loi du plus fort.

Aujourd’hui, la démoc­ra­tie ne résiste pas aux élites des ultra­rich­es, qui s’accaparent, entre autres, les réseaux d’information et maîtrisent les nar­rat­ifs. Elles empêchent sci­em­ment toute base de réflex­ion pour impos­er leur idéolo­gie. Cette élite est représen­tée, à un moment, par vous trois, les mar­i­on­net­tistes. Mais, très intel­ligem­ment, la mar­i­on­nette force à ouvrir alors les votes au pub­lic et les spec­ta­teurices sont invité·es à choisir de vot­er pour elle ou vous…

Oui ! En 130 représen­ta­tions, le pub­lic a tou­jours choisi la mar­i­on­nette ! Nous avions un scé­nario alter­natif, mais nous n’avons jamais eu à l’utiliser. Le cap­i­tal empathie de la mar­i­on­nette, l’injustice subie jusqu’alors et la curiosité que sus­ci­tent ses idées con­va­in­quent le pub­lic.  Elle rap­pelle dans son dis­cours qu’il est pos­si­ble de créer des nou­veaux lieux d’expériences. Une fois élue, dans un pre­mier temps, elle est dépassée par le pou­voir. Mais, avec l’aide des mar­i­on­net­tistes, elle va oser revenir à des ten­ta­tives très petites. Ensem­ble, iels se recon­nectent au monde du sen­si­ble et décou­vrent de nou­veaux pos­si­bles sur le plateau… 

La scéno­gra­phie se décon­stru­it, se recon­fig­ure, trou­ve de nou­velles cham­bres d’écho.

À la toute fin de la pièce, la mar­i­on­nette est dans la posi­tion d’un bébé qui relève frag­ile­ment la tête. « Tenir sa tête » est une étape fon­da­men­tale dans l’évolution d’un bébé. Cette image finale forte évoque un choix de finir sur la puis­sance d’émerveillement de l’enfance, mais aus­si sur la force créa­trice folle avec laque­lle nous nais­sons. « Votre croy­ance en ma vie me fait vivre », dit la mar­i­on­nette. Com­ment tra­vailler aujourd’hui à ren­dre l’Autre vivant·e ?

On rend l’autre vivant·e par l’écoute qu’on lui accorde, par la qual­ité du regard qu’on lui porte. Tech­nique­ment, c’est vrai­ment le regard du pub­lic qui rend la mar­i­on­nette vivante. Il y a ce moment final où la mar­i­on­nette dit plusieurs fois aux mar­i­on­net­tistes : « Lâchez-moi ! » Iels sont atterréé·es : « Si on te lâche, tu es morte », rétorquent-ils. Mais la mar­i­on­nette dit : « On ne sait pas » 

Quand tu es par­ent, com­ment t’effaces-tu pour que ton enfant puisse gag­n­er son autonomie ?  Un enfant qui dit : « Lâche-moi ! », c’est une demande de con­fi­ance, mais aus­si accepter de per­dre une sorte de pou­voir qu’on a sur lui. Les ados aujourd’hui sont sou­vent déconnecté·es de la poli­tique ou de ce qu’iels pensent être la poli­tique. En sco­laire, nous con­sta­tons qu’iels ne s’en foutent pas, mais sont sou­vent infantilisé·es. L’autonomie demande du temps et des moyens, les ados ne sont pas sou­vent entendu·es, les équipes péd­a­gogiques qui les sou­ti­en­nent non plus. 

On ne dit pas assez à quel point le pou­voir rend mal­hon­nête, dys­fonc­tion­nel et malade.

Face à cette force de frappe, le dan­ger est la sidéra­tion et le sen­ti­ment d’impuissance. On nous rabâche depuis si longtemps qu’il n’y a pas d’autre alter­na­tive, que ce n’est pas pos­si­ble autrement ou que ça pour­rait être pire, que peu à peu notre imag­i­naire s’est for­maté à cette idée, et nous sabrons nous-mêmes nos pos­si­bles échap­pées. C’est une forme de coloni­sa­tion de nos imag­i­naires. Tout con­verge pour que nous nous sen­tions impuissant·es. La mar­i­on­nette, elle, finit par ses mots : « On dit tou­jours que ce n’est pas pos­si­ble, mais, en fait, on ne sait pas. » Inter­net, par exem­ple, qui aurait pu/dû devenir un espace de grande lib­erté, une « forêt de Sher­wood », a été colonisé et détourné comme un out­il de con­trôle.

Dans les dis­cus­sions d’après-spectacle, vous pro­posez au pub­lic de partager des moments où ce qu’on pen­sait impos­si­ble a été pos­si­ble. Quels exem­ples vous ont marqué·es ?

Une élève nous a fait part de ce qu’elle avait dit pour se faire élire comme déléguée de classe : « J’ai cette qual­ité d’écouter les gens. » Elle a ensuite dit que, depuis qu’elle est élue, c’est l’harmonie dans sa classe. Cette enfant a iden­ti­fié une capac­ité qu’elle avait et a su la met­tre au ser­vice du col­lec­tif, qui la lui a volon­tiers recon­nue.

Dans une classe, de nombreux.ses élèves ont iden­ti­fié le har­cèle­ment comme source de souf­france. Mais iels pen­saient en majorité impos­si­ble que ça s’arrête. À la ques­tion : « Qui voudrait que cela s’arrête ? », tout le monde a levé le doigt. Face à cette una­nim­ité, on se ques­tionne sur le bien-fondé de la croy­ance. Pourquoi pense-t-on alors que c’est impos­si­ble ? Et surtout, pourquoi ne passe-t-on pas à l’action ?

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Florence Minder
Artiste suisse basée à Bruxelles. Son travail se situe dans les champs du théâtre, de...Plus d'info
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