J’ai vu Pouvoir le lendemain de la manifestation du 13 février 2025 à Bruxelles. Entre 60 000 et 100 000 personnes se sont réunies dans les rues contre leur nouveau gouvernement, dirigé par un Premier Ministre président de l’Alliance néo-flamande (N‑VA), un parti populiste de droite conservatrice. Comme un puissant baume réparateur, j’ai vu cette pièce deux fois lors de représentations scolaires (dès 10 ans) au Centre culturel Jacques-Franck. Que signifie pour vous de jouer cette pièce dans ce contexte ?
Nous jouons ce spectacle depuis deux ans, avec Margaux Fontaine (à la régie et au jeu également), et on constate que l’écoute évolue. L’été dernier, au théâtre des Doms, durant le festival d’Avignon 2024, nous avons joué dans le contexte de la dissolution de l’Assemblée nationale annoncée par Emmanuel Macron et des nouvelles élections législatives. Nous avons perçu que, au niveau de la réception du spectacle, ça percutait de façon très vive, comme la résonance d’un retour aux sources de la marionnette, celle satyrique et irrévérencieuse, celle qui peut exprimer haut et fort ce que les spectateurices voudraient crier.
La question du pouvoir se retrouve dans tous les recoins de la pièce. Dans le récit, qui voit une marionnette s’émanciper de ses manipulateurices, mais aussi dans la technique utilisée.
Dans le collectif, c’est un principe : les marionnettistes sont toujours à vue. Ce qui nous intéresse, c’est la triangulation : public – marionnettistes – marionnette(s). Nous travaillons à créer des relations spécifiques, des tensions fertiles, des connivences surprenantes. Pour chaque projet, la technique marionnettique choisie est au service de la dramaturgie. Ici, nous utilisons la technique japonaise du Bunraku, dont nous nous sommes très librement inspiré.es. Effectivement, au Japon, seuls les hommes ont le droit de manipuler : ils commencent par les pieds, environ vingt ans plus tard ils prennent le bassin, puis enfin, vingt ans après, ils accèdent à la tête. Nous sommes deux femmes et un homme et chacun·e manipule chaque partie. Cette technique nous permet un grand réalisme de mouvements malgré l’apparence très dessin animé de la marionnette. Ce réalisme est rendu possible par le fait qu’à trois nous sommes en charge de trois parties distinctes de la marionnette :
1) Les pieds.
2) Le bassin et le bras gauche.
3) La tête et le bras droit.
Cette particularité nous offre une aire de jeu supplémentaire sur la question de la hiérarchie. Nous ne sommes pas issu·es d’écoles professionnelles de marionnettes. Chaque création est pour nous l’opportunité d’apprendre des techniques, mais aussi de les interpréter librement. Nous enlevons aussi rapidement les cagoules et gants qui d’habitude masquent les marionnettistes : nous voulons nous délester des attributs du pouvoir.
De son côté, la marionnette demande à ses manipulateurices de la délester du vieux récit qu’elle doit interpréter.
Une révolution en marche renverse le roi, mais son fils, le prince, joué par la marionnette, veut rejoindre l’élite des révolutionnaires, qui « saurait » diriger le peuple.
Il pense que le peuple est ignorant. Il distingue l’idée d’un pouvoir pour le peuple d’un pouvoir par le peuple. C’est là que la marionnette opère une première rupture : elle refuse de jouer ce récit qui n’est qu’une autre version du narratif de la prise de pouvoir par une certaine élite.
« Ton travail, c’est de te laisser manipuler le mieux possible, rappellent les marionnettistes. — Mais est-ce qu’on ne peut pas être manipulé comme on a envie d’être manipulé ? rétorque la marionnette, qui veut explorer un ‘‘nouveau’’ récit. On va faire un compromis : on joue, mais on joue autre chose ! »
Une expérience, c’est parfois une aventure qu’on n’a pas choisie…
Oui, cela nécessite d’accepter de se jeter dans le vide, de prendre des risques, de « ne pas savoir ». Dans la pièce, nous procédons à des votes entre les personnages.
Ces votes montrent rapidement les limites de la démocratie, qui nous plie facilement à la loi du plus fort.
Aujourd’hui, la démocratie ne résiste pas aux élites des ultrariches, qui s’accaparent, entre autres, les réseaux d’information et maîtrisent les narratifs. Elles empêchent sciemment toute base de réflexion pour imposer leur idéologie. Cette élite est représentée, à un moment, par vous trois, les marionnettistes. Mais, très intelligemment, la marionnette force à ouvrir alors les votes au public et les spectateurices sont invité·es à choisir de voter pour elle ou vous…
Oui ! En 130 représentations, le public a toujours choisi la marionnette ! Nous avions un scénario alternatif, mais nous n’avons jamais eu à l’utiliser. Le capital empathie de la marionnette, l’injustice subie jusqu’alors et la curiosité que suscitent ses idées convainquent le public. Elle rappelle dans son discours qu’il est possible de créer des nouveaux lieux d’expériences. Une fois élue, dans un premier temps, elle est dépassée par le pouvoir. Mais, avec l’aide des marionnettistes, elle va oser revenir à des tentatives très petites. Ensemble, iels se reconnectent au monde du sensible et découvrent de nouveaux possibles sur le plateau…
La scénographie se déconstruit, se reconfigure, trouve de nouvelles chambres d’écho.
À la toute fin de la pièce, la marionnette est dans la position d’un bébé qui relève fragilement la tête. « Tenir sa tête » est une étape fondamentale dans l’évolution d’un bébé. Cette image finale forte évoque un choix de finir sur la puissance d’émerveillement de l’enfance, mais aussi sur la force créatrice folle avec laquelle nous naissons. « Votre croyance en ma vie me fait vivre », dit la marionnette. Comment travailler aujourd’hui à rendre l’Autre vivant·e ?
On rend l’autre vivant·e par l’écoute qu’on lui accorde, par la qualité du regard qu’on lui porte. Techniquement, c’est vraiment le regard du public qui rend la marionnette vivante. Il y a ce moment final où la marionnette dit plusieurs fois aux marionnettistes : « Lâchez-moi ! » Iels sont atterréé·es : « Si on te lâche, tu es morte », rétorquent-ils. Mais la marionnette dit : « On ne sait pas… »
Quand tu es parent, comment t’effaces-tu pour que ton enfant puisse gagner son autonomie ? Un enfant qui dit : « Lâche-moi ! », c’est une demande de confiance, mais aussi accepter de perdre une sorte de pouvoir qu’on a sur lui. Les ados aujourd’hui sont souvent déconnecté·es de la politique ou de ce qu’iels pensent être la politique. En scolaire, nous constatons qu’iels ne s’en foutent pas, mais sont souvent infantilisé·es. L’autonomie demande du temps et des moyens, les ados ne sont pas souvent entendu·es, les équipes pédagogiques qui les soutiennent non plus.
On ne dit pas assez à quel point le pouvoir rend malhonnête, dysfonctionnel et malade.
Face à cette force de frappe, le danger est la sidération et le sentiment d’impuissance. On nous rabâche depuis si longtemps qu’il n’y a pas d’autre alternative, que ce n’est pas possible autrement ou que ça pourrait être pire, que peu à peu notre imaginaire s’est formaté à cette idée, et nous sabrons nous-mêmes nos possibles échappées. C’est une forme de colonisation de nos imaginaires. Tout converge pour que nous nous sentions impuissant·es. La marionnette, elle, finit par ses mots : « On dit toujours que ce n’est pas possible, mais, en fait, on ne sait pas. » Internet, par exemple, qui aurait pu/dû devenir un espace de grande liberté, une « forêt de Sherwood », a été colonisé et détourné comme un outil de contrôle.
Dans les discussions d’après-spectacle, vous proposez au public de partager des moments où ce qu’on pensait impossible a été possible. Quels exemples vous ont marqué·es ?
Une élève nous a fait part de ce qu’elle avait dit pour se faire élire comme déléguée de classe : « J’ai cette qualité d’écouter les gens. » Elle a ensuite dit que, depuis qu’elle est élue, c’est l’harmonie dans sa classe. Cette enfant a identifié une capacité qu’elle avait et a su la mettre au service du collectif, qui la lui a volontiers reconnue.
Dans une classe, de nombreux.ses élèves ont identifié le harcèlement comme source de souffrance. Mais iels pensaient en majorité impossible que ça s’arrête. À la question : « Qui voudrait que cela s’arrête ? », tout le monde a levé le doigt. Face à cette unanimité, on se questionne sur le bien-fondé de la croyance. Pourquoi pense-t-on alors que c’est impossible ? Et surtout, pourquoi ne passe-t-on pas à l’action ?