Séverine Coulon est une artiste profondément engagée dans le théâtre jeune public. Directrice de la compagnie des Bas-bleus et metteuse en scène, elle a été nommée directrice de la Minoterie, scène conventionnée d’intérêt national arts, enfance et jeunesse, en 2023. S’engageant pour un théâtre cogénérationnel (qui engage toutes les générations), elle promeut non seulement la création des artistes et des jeunes compagnies qu’elle permet l’accessibilité de son théâtre et de ses créations par extension, à toutes et à tous.
Une enfance à la campagne et la découverte du théâtre
Je viens de la vraie campagne ! Née en Vendée, dans un petit village d’une centaine d’habitants, je suis fille, petite-fille et arrière-petite-fille d’agriculteurs. Le théâtre est entré dans ma vie lors d’une sortie scolaire à la Scène nationale Roche-sur-Yon. J’ai vécu cette expérience comme une révélation. Si l’envie de faire du théâtre m’est venue très tôt, c’est aussi grâce au collectif : enfant, avec mes nombreux cousins, nous organisions toujours des petits spectacles.
Malgré mon amour du théâtre, je me suis dirigée vers des études supérieures : une prépa maths sup et une licence en sciences de la Terre à l’université de Nantes. Licence en poche, je m’inscris, à Paris, au Théâtre-École du Passage, dirigé par Niels Arestrup. Suite à cela, j’intègre la compagnie de marionnettes Tro-Heol, dans le Finistère, en tant que comédienne. Après quelques années, je rejoins l’équipe du Bouffou Théâtre à la Coque, dans le Morbihan. Là, en parallèle de mes nombreuses tournées avec La Mer en pointillés (mise en scène de Serge Boulier et Molière du spectacle jeune public en 2007), je m’occupe principalement des artistes et de leurs projets ; et ce travail d’accompagnement, de regard extérieur, d’assistanat à la mise en scène, me prépare déjà à la direction d’une institution théâtrale.
La Mer en pointillés évoque le sujet très engagé des sans-papiers auprès du jeune public dès l’âge de 3 ans. Il sera représenté un millier de fois. Je rencontre alors un vaste réseau professionnel et j’y fais mes premières armes.
Et puis un jour, l’envie de raconter…
J’ai la quarantaine quand je crée Fille et soie en 2016. Il s’agit d’un spectacle autofictionnel et le sujet de la pièce, à savoir la pression sociale subie par les femmes – ses diktats sur l’apparence, ses exigences professionnelles –, me tenait à cœur. Je n’échappe pas à toutes ces injonctions sur la beauté et l’accomplissement des femmes – une silhouette mince en tant que femme et comédienne, une écoute idéale au service des autres, un goût vestimentaire parfait, la réussite professionnelle, sans parler de la séduction que l’on doit exercer puisqu’il faut indiscutablement « plaire » pour réussir. Mais quelle énergie cela nous demande, à nous les femmes, d’assumer tout cela !
J’ai longuement attendu avant de monter ce projet personnel. Ce manque de confiance en soi, cette difficulté d’être soi tout simplement, est un problème socio-éducatif essentiellement féminin. Certes, les choses changent, mais nous n’encourageons pas assez les petites filles, contrairement aux garçons. Comme beaucoup de femmes de ma génération, j’ai dû faire mes preuves, vis-à-vis de moi-même et des autres, avant de me sentir légitime de raconter mon histoire. Alors le message de Filles & soie s’adresse aux filles et garçons qui les accompagnent : qu’ils s’acceptent tels qu’ils sont, et foncent sans l’ombre d’un doute.
Filles & soie et Filles & soie pour tous & pour toutes
En 2016, je crée Filles & soie1 avec ma compagnie Les Bas bleus. En 2024, il devient Filles & soie pour tous & pour toutes2, avec une adaptation en accessibilité universelle ou accueil inconditionnel.
Il s’agit d’un seul-en-scène adapté de l’album Les Trois Contes3 de Louise Duneton. Dans sa réécriture de Blanche-Neige, de la Petite Sirène et de Peau d’Âne, l’autrice oppose à chaque fois le point de vue divergent de deux personnages. Ainsi, du duo Blanche-Neige/ la Belle-mère, avec une marâtre jalousant la beauté de sa belle-fille, et qui est complètement addicte à son miroir. Or la dernière phrase du conte évoque également l’addiction de Blanche-Neige à son miroir ! Pour l’auteure, cette dépendance au miroir serait transgénérationnelle, comme si toutes les deux étaient confrontées au même problème sociétal que sont le jeunisme et la non-acceptation de vieillir.
À partir de cette réadaptation des Trois Contes, j’ai imaginé le personnage d’Anne, une fille en quête d’identité et mal dans sa peau (d’âne). Elle essaye d’être quelqu’un d’autre, pourquoi pas la princesse Blanche-Neige ? se dit-elle, elle a la peau si parfaite, sans boutons… Mais les choses ne se passent pas comme prévu, elle a du mal à vieillir cette Blanche-Neige, alors Anne se cherche un autre personnage. La Petite Sirène ? s’interroge-t-elle. Je pourrais ainsi trouver l’homme de ma vie, mon prince ! Je crée ce second conte comme un théâtre d’objets, avec ce que j’appelle les falbalas de la femme : la Petite Sirène est une chaussure à talon rouge, se met du rouge à lèvres, s’épile les écailles avec un vrai épilateur. Quant au prince, il est représenté par une basket en toile bleue… La Petite Sirène souffre beaucoup pour plaire au prince, mais, hélas, il épouse une princesse dotée d’une belle queue de poisson, et elle se sera sacrifiée en vain. En dernier lieu, Anne étouffe dans son carcan (la scénographie se présente comme un très grand cube blanc, à l’intérieur duquel se trouve le personnage). Elle casse alors sa belle boîte à poupée, ce « quatrième mur » en quelque sorte, et s’évade de son enfermement psychique et social.
Filles e& soie, puis Filles & soie pour toutes & tous, connaissent un franc succès, tant du côté du public que des programmatrices et programmateurs. Ce spectacle tourne depuis sept saisons à présent, avec plus de 450 représentations. Un second décor a même été créé pour les tournées à l’étranger et j’ai passé la main à d’autre comédiennes (dont des comédiennes s’exprimant en langue des signes française) pour assurer les représentations.
Un théâtre cogénérationnel et d’évocation
Dans mon théâtre, je fais ce que j’appelle du théâtre cogénérationnel, dans lequel la notion du collectif est essentielle. En effet, les enfants-spectateurs ne sont jamais seuls, ils viennent avec leurs enseignants et camarades de classe, leurs parents et la fratrie, leurs grands-parents ou en famille élargie, leurs amis ou d’autres parents, donc d’autres familles, etc. À l’opposé du théâtre dit « adulte », au public plus homogène en termes d’âge et de classe sociale, le théâtre cogénérationel comprend un public de tous milieux, âges et genres confondus. D’ailleurs, de nombreux adultes viennent sans enfant, voire seuls, car il s’agit d’un théâtre décomplexé où ils parviennent à vaincre leur timidité culturelle.
Nous, les créateurs et créatrices du spectacle vivant jeune public, réfléchissons à différents niveaux de lecture pour notre public cogénérationnel. Mon langage théâtral favorise l’évocation. En effet, le texte théâtral ne me suffit pas, et je considère les écritures du visuel – la danse, le corps et les marionnettes, le dessin et les objets – comme capables de toucher les enfants comme les adultes. Au début de La Vie animée de Nina W.4 , un spectacle d’images et de marionnettes, des ramettes de papier blanc sont disposées comme des dominos sur le plateau. En silence, une grosse boule rouge cogne le premier domino, dont la chute entraîne celle de tous les autres. Avec un éclairage spécifique, il nous semble alors voir une ville entière s’écrouler. Pour les enfants, l’effet visuel est impressionnant. Pour les adultes, il s’agit de destruction et de guerre – cette image scénique est une référence directe à l’enfance de Nina W. et aux bombardements de Varsovie. La Vie animée de Nina W. est créée en 2019, elle est librement inspirée de la vie d’Anna Wolmark telle que rapportée dans son autobiographie, Anna ou la Mémoire de l’eau. Je l’avais rencontrée à l’issue d’un de mes spectacles en Normandie, elle voulait me parler. La rencontre a été si forte que je me suis inspirée de sa vie extraordinaire pour créer mon spectacle. Autrice, scénariste et dialoguiste, Anna Wolmark signe, avec Jean Chalopin, le scénario et les dialogues de la série animée Ulysse 31, puis crée, seule, Les Mondes engloutis, qu’elle coproduit avec Gilbert Wolmark.