Quand le théâtre jeunesse dit, écrit, figure le handicap

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Quand le théâtre jeunesse dit, écrit, figure le handicap

Le 15 Mai 2025
Norman c’est comme normal, à une lettre près _ Clément Thirion @ Hichem Dahes
Norman c’est comme normal, à une lettre près _ Clément Thirion @ Hichem Dahes

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Norman c’est comme normal, à une lettre près _ Clément Thirion @ Hichem Dahes
Norman c’est comme normal, à une lettre près _ Clément Thirion @ Hichem Dahes
Article publié pour le numéro
Cet article reprend, dans une version très largement condensée, un article non publié correspondant à une communication donnée lors d’un colloque de l’Université d’Artois, « Représentations du handicap en littérature de jeunesse et sur les scènes contemporaines », organisé en 2021 par Françoise Heulot-Petit et Laurianne Perzo.

La notion de hand­i­cap dit la dif­fi­culté d’être à soi, au monde et aux autres. Or elle ren­con­tre l’adresse théâ­trale à la jeunesse dès les orig­ines de la con­sti­tu­tion d’un réper­toire pub­lié, dans les années 90.

En effet, Mamie Ouate en Papoâsie de Joël Jouan­neau est l’œuvre emblé­ma­tique de l’émergence du théâtre jeunesse1 : pièce sans enfants, mais pas sans enfance, elle s’appuie sur un per­son­nage de sci­en­tifique « de petite taille », et Joël Jouan­neau en a con­fié le rôle à une comé­di­enne atteinte de nanisme, Mireille Mossé, pour qui il a écrit la pièce. Pub­liée en 1989, mon­tée en 1988, puis reprise en 2001 avec les mêmes comé­di­ens, cette pièce est une ode à la dif­férence dans « l’énergie des con­traires2 » qu’évoque l’auteur, avec un duo bur­lesque entre Mamie Ouate et un homme noir de grande taille. Quelles suites le développe­ment de ce réper­toire a‑t-il don­nées à la ren­con­tre entre jeunesse et hand­i­cap ? La ques­tion se pose en ter­mes quan­ti­tat­ifs, mais elle inter­roge aus­si la nature même de cette ren­con­tre et les out­ils pour en ren­dre compte.

La « main dans le cha­peau » : quels out­ils ?

Mes deux ouvrages, À la décou­verte de cent et une pièces et Vers un théâtre con­tagieux3, présen­tent cent qua­tre-vingts analy­ses dra­maturgiques de pièces jeunesse pub­liées en français dans des col­lec­tions spé­cial­isées. Leur con­tenu et leurs index thé­ma­tiques ont con­sti­tué mon pre­mier out­il, auquel s’est ensuite ajoutée la recen­sion des autres pièces jeunesse lues depuis près de trente ans, au sein d’un ensem­ble édi­to­r­i­al que l’on peut estimer aujourd’hui à env­i­ron mille deux cents pièces. 

Par ailleurs, pour définir un cor­pus hand­i­cap, ma recherche s’est appuyée en par­ti­c­uli­er sur les réflex­ions philosophiques de Bertrand Quentin dans La Philoso­phie face au hand­i­cap et dans Les Invalidés. Nou­velles réflex­ions philosophiques sur le hand­i­cap4. On y mesure à quel point la ques­tion s’inscrit dans une longue his­toire d’ordre anthro­pologique, même si le terme relève de la moder­nité, à la sor­tie de la Pre­mière Guerre mon­di­ale : 

On rap­pelle que, désig­nant à l’origine un jeu de hasard avec pari d’objets cachés sous un cha­peau (« hand in cap » de l’anglais du XVIe siè­cle), où appa­rais­saient sus­pense et incer­ti­tude, le mot « hand­i­cap » était passé dans les cours­es de chevaux : on com­pen­sait la réal­ité de chevaux iné­gaux en met­tant un « hand­i­cap » au meilleur cheval (un poids sup­plé­men­taire dans la selle5). 

Dans ses deux ouvrages, Quentin pro­pose de cern­er les critères per­me­t­tant de définir l’iden­tité de la per­son­ne hand­i­capée, qu’il préfère dire « invalidée », et il s’attache en par­ti­c­uli­er au hand­i­cap comme pro­duc­tion sociale. Cela soulève des prob­lèmes de fond très actuels, d’ordre soci­ologique. Insis­tant sur la néces­sité de ne pas con­fon­dre pos­ture mil­i­tante et posi­tion­nement de chercheur, Bertrand Quentin con­clut sur la néces­sité d’une con­cep­tion mul­ti­fac­to­rielle de l’identité de la per­son­ne hand­i­capée, éloignant les dan­gers de la vic­tim­i­sa­tion. 

Ces con­sid­éra­tions nour­ris­sent ain­si une base déf­i­ni­tion­nelle : au tra­di­tion­nel dip­tyque hand­i­cap physique/ hand­i­cap men­tal s’est ajouté le hand­i­cap social. Par ailleurs, la ques­tion se pose aus­si en ter­mes dra­maturgiques : nous par­lerons de hand­i­cap quand il n’est pas seule­ment une thé­ma­tique présente dans la fic­tion, mais con­stitue une des ten­sions fortes du réc­it théâ­tral et de la fable. Pour le dire en ter­mes nar­ra­tologiques, il s’agit de val­oris­er les œuvres dans lesquelles la sit­u­a­tion sociale joue le rôle d’opposant dans la diégèse, y com­pris dans des formes de fan­tas­tique, au sens que Todor­ov don­nait à ce terme6. Par ailleurs, dans l’espace ouvert à la scène par l’écriture, il s’agit aus­si de déter­min­er com­ment l’écriture intè­gre ou non l’incarnation physique du hand­i­cap, com­ment elle en joue7.

Essai de car­togra­phie  

Dans l’indexation des pièces analysées dans mon pre­mier vol­ume,  À la décou­verte de cent et une pièces, il n’y a que trois occur­rences de l’entrée « hand­i­cap » : Un cheval en couliss­es8 de Françoise Ger­baulet, qui met en jeu un jeune garçon autiste com­mu­ni­quant avec un cheval, le tout sur fond de divorce et de déclasse­ment ; Camino9 de Nathalie Papin, qui théâ­tralise l’aventure intérieure d’un jeune garçon que ses jambes ne por­tent plus et amené à recon­stru­ire son des­tin ; Chlore et froisse­ments de nuits10 de Dominique Paquet et Karin Ser­res, réu­nis­sant dans la même sit­u­a­tion d’abandon un garçon atteint de céc­ité et une fille atteinte de sur­dité. Dans l’index du sec­ond vol­ume, Vers un théâtre con­tagieux, on trou­ve qua­tre pièces : Les Deux Bossus11 de Richard Demar­cy, fig­u­rant deux bossus qu’une céré­monie ini­ti­a­tique va débar­rass­er de leur bosse ; Chant de mines12 de Philippe Gau­thi­er, pièce d’une ironie féroce et très drôle met­tant en jeu des enfants appareil­lés car vic­times de mines antiper­son­nel et com­man­dant leurs pro­thès­es à un père Noël déjan­té ; Petit Pierre13 de Suzanne Lebeau,  qui s’appuie sur l’histoire réelle de Pierre Avezard, sourd, borgne et au vis­age défor­mé, qui con­sacra sa vie à con­stru­ire un manège fab­uleux14. Suzanne Lebeau trans­forme son his­toire en une grande fresque épique s’inscrivant dans l’histoire par le biais de deux con­teuses. Enfin, Une journée de Paul15 de Dominique Richard, dont le per­son­nage prin­ci­pal, mort, s’est sui­cidé parce qu’il était stig­ma­tisé à cause de son homo­sex­u­al­ité, et l’on croise la très belle fig­ure d’un jeune enfant hand­i­capé men­tal réac­tu­al­isant le mythe du fou plein de sagesse. Cette entrée « hand­i­cap » générique est com­plétée par l’entrée « sur­dité » : C’est Le Petit Vio­lon de Jean-Claude Grum­berg16, fable heureuse dont l’héroïne sourde, Sarah, est sauvée des griffes d’un patron de cirque ; la pièce déjà citée Chlore et froisse­ments de nuits et, enfin, Sis­si pieds jaunes17 de Cather­ine Zam­bon, racon­tant la ren­con­tre de deux enfants en révolte, une petite fille sourde et un jeune garçon dys­phasique et poète qui a inven­té une langue, le pacanaima.

e Petit Violon, Jean-Claude Grumberg @ Actes Sud-Papiers, Collection « Heyoka Jeunesse »
e Petit Vio­lon, Jean-Claude Grum­berg @ Actes Sud-Papiers, Col­lec­tion « Heyoka Jeunesse »

Cela représente donc un pre­mier cor­pus de neuf pièces. Mais quand j’ai repar­cou­ru les œuvres et toutes les entrées des index des deux vol­umes en m’appuyant sur la triple déf­i­ni­tion du hand­i­cap posée précédem­ment, j’ai vu se rajouter une quar­an­taine de titres. L’ensemble du cor­pus s’est ain­si établi à une cinquan­taine de pièces sur deux cent qua­tre-vingts, soit 20 %. C’est beau­coup, et sous la plume d’auteurs majeurs. Or, ce bilan s’est con­fir­mé avec l’exploration de l’ensemble de mes lec­tures. Même si ce chiffrage ne peut être qu’indicatif, il n’en met pas moins en valeur l’importance du rap­port au hand­i­cap, dans les liens entre théâtre et « bloc d’enfance », pour citer l’expression niet­zschéenne de Deleuze et Guat­tari dans Mille plateaux18

Cela amène à plusieurs con­stats : les iden­tités hand­i­capées sont autant mas­cu­lines que féminines, autant enfan­tines qu’adultes, et les per­son­nages d’enfants vivant un hand­i­cap men­tal et social, par­fois même physique19, le doivent sou­vent aux actes des adultes. Tout cela dresse un bilan plutôt som­bre du fonc­tion­nement de notre société. On y croise marchan­di­s­a­tion de l’humain, enfants-sol­dats, chô­mage, pau­vreté, familles dys­fonc­tion­nelles, aban­don, divorce, inces­te, racisme, guerre, vio­lence, obésité, har­cèle­ment. On note que les deux dernières entrées thé­ma­tiques, « obésité » et « har­cèle­ment », sont en plein développe­ment depuis une quin­zaine d’années, en par­al­lèle avec un hand­i­cap lié à la vieil­lesse, la mal­adie d’Alzheimer. On relève aus­si que la folie20 guette dans ce paysage.

Néan­moins, il faut insis­ter sur un autre con­stat :   même quand il s’inscrit forte­ment dans la noirceur du monde, le réper­toire jeunesse affirme avec force com­bi­en le pas­sage par la langue, le réc­it et la théâ­tral­i­sa­tion offre un trem­plin per­me­t­tant de dépass­er la noirceur. L’inventivité esthé­tique de ces écri­t­ures a, par elle-même, valeur éthique et philosophique dans une forme de joie, au sens que Clé­ment Ros­set don­nait à ce mot dans La Force majeure21, dépasse­ment vital d’un sen­ti­ment trag­ique par ailleurs néces­saire, con­tre le dra­ma­tique. C’est ce que for­mule Waj­di Mouawad dans son mot d’auteur « Le théâtre comme mes­sager » dans À la décou­verte de cent et une pièces22

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Marie Bernanoce
Marie Bernanoce est Professeur des Universités émérite à l’Université Grenoble-Alpes, membre de l’UMR 5316 Litt&Arts....Plus d'info
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