Danser les vagues de jadis au coeur de la forêt

Danser les vagues de jadis au coeur de la forêt

Entretien avec Oosuka Isamu

Le 11 Avr 1985

A

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Le butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives ThéâtralesLe butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives Théâtrales
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« Le comique, ici, repose moins sur le ridicule que sur l’ef­fet de sur­prise », con­clu­ra-t-il tout à l’heure — mais ce sera déjà presque une red­ite !

Débar­quant en cos­tume de paysan du siè­cle dernier au cœur du quarti­er des affaires de Tokyo, venu me par­ler des cul­tures les plus prim­i­tives d’Asie après avoir frisé les 300 kilomètres/heure à bord du shinkansen, Oosu­ka Isamu n’a pas encore pronon­cé une parole qu’il est déjà dans le vif du sujet. Comique ? Les grooms en uni­forme de l’hô­tel Koku­sai Kaikan, point de chute clas­sique pour busi­ness­men de province en vis­ite-éclair dans la cap­i­tale, n’ont pas ri pour­tant quand il a tra­ver­sé le hall avec son balu­chon de grosse toile ; les publics européens, accou­tumés en fait de butô aux per­vers­es élé­gances de Sankaï Juku, riront-ils en juin prochain, lorsque Oosu­ka et sa troupe Byakkosha débar­queront pour la pre­mière fois en Europe ? « Dans la plu­part de nos théâtres, on peut manger, boire, bavarder, faire en fait tout ce qu’on veut pourvu que l’on s’a­muse — car rire et s’a­muser sont une façon d’être en présence des dieux, et comme je voudrais que nos spec­ta­teurs européens en fassent autant, plutôt que d’en rester au pre­mier degré du grotesque et de la cru­auté ! »

Tout, en somme — et c’est sans doute une preuve de vital­ité -, sépare le butô de Sankaï Juku de celui de Byakkosha, alors même que les deux choré­graphes ont « fait leurs class­es » ensem­ble au sein de Dai-raku­da-kan :c’est la grande messe con­tre le sab­bat des sor­cières (en ter­mes de dynamique), le sur­réal­isme natur­iste con­tre le bric-à-brac d’un Bauhaus ori­en­tal en hail­lons (pour la tex­ture), la sophis­ti­ca­tion mod­erne con­tre la verve rus­tique (pour l’esthé­tique), le tout basé sur des racines aus­si dif­férentes que pos­si­ble — Oosu­ka, natif de Hiroshi­ma, a choisi de s’in­staller à Kyô­to, le grand foy­er de la cul­ture clas­sique japon­aise — et jouant de sources pas moins dis­parates : pen­dant qu’A­m­a­gat­su et sa troupe sil­lon­naient l’Eu­rope et les Etats-Unis, Byakkosha explo­rait pas­sion­né­ment les sites archaïques du Japon cen­tral entre deux tournées dans le Sud-Est asi­a­tique à la recherche du geste le plus prim­i­tif…

Oosu­ka Isamu : Ce qui nous attire là est un Japon d’a­vant le Japon, en quelque sorte : l’in­spi­ra­tion de toute notre gestuelle, bien au-delà du nô médié­val si cou­ru aujour­d’hui, au-delà même de ses mod­èles dans le saru­gaku et le den­gaku1, remonte jusqu’à l’aube de la préhis­toire de ce pays et à ses pre­miers ves­tiges cul­turels con­nus — les motifs ondoy­ants de la poterie cordée de l’époque Jômon2. Or il s’ag­it évidem­ment de tout autre chose que d’une sim­ple ques­tion de data­tion : l’art Jômon relève d’une autre civil­i­sa­tion que celle du Japon his­torique. Ain­si, l’his­toire offi­cielle nous inculque l’idée que les pre­miers Japon­ais ont gag­né l’archipel depuis le con­ti­nent asi­a­tique, suiv­ant la route de la soie via la Chine puis la Corée ; mais la cul­ture Jômon sug­gère plutôt une arrivée par mer en prove­nance des iles de l’Asie du Sud-est, voy­age dont ces motifs en vagues des potiers de l’époque sem­blent per­pétuer le sou­venir. Dans la région de Kumano3, on fête encore aujour­d’hui le hashira-mat­su, le pin-pili­er qu’on met en terre à l’oc­ca­sion de l’o‑bon, la fête des morts et des ancètres. C’est devenu une fête du feu, où cha­cun apporte sa boule de com­bustible pour la jeter sur le panier enflam­mé qui met­tra le feu au pin — mais je crois pour ma part que ce tronc dressé fig­ure orig­inelle­ment le mât d’un navire.

Tout comme les dans­es les plus anci­ennes (et les nôtres) se réfèrent au rythme des vagues qui nous ont bercés jadis, de même les fêtes des mon­tagnes con­ser­vent ain­si la mémoire de la mer — comme égale­ment la légende des mare-bito4.

Mais cette danse des vagues est loin d’être le seul rap­port : par exem­ple, on remar­que dans l’art Jômon une pro­fu­sion de dif­for­mités physiques, due prob­a­ble­ment au respect super­sti­tieux pour les mon­stres en général, qui a con­duit les arti­sans à fig­ur­er des cyclopes, des hommes à trois doigts, etc. Cet intérêt pour l’anom­alie se retrou­ve directe­ment dans notre pro­pre mode d’ex­pres­sion.

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Oosuka Isamu
Oosuka Isamu, né à Hiroshima en 1946, a participé aux spectacles de Dai-Rakuda-Kan de 1972...Plus d'info
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