Il s’agit d’être très honnête…

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Il s’agit d’être très honnête…

Entretien avec Amagatsu Ushio

Le 6 Avr 1985
Amagatsu Ushio dans Kinkan Shonen
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Amagatsu Ushio dans Kinkan Shonen
Article publié pour le numéro
Le butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives ThéâtralesLe butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives Théâtrales
22 – 23
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Daniel De Bruy­ck­er : Kinkan shô­nen évo­quait déjà les orig­ines de la vie ter­restre à tra­vers le rêve de l’en­fant Ama­gat­su1 ; ensuite, il y eut Sholi­ba2, dont le principe rap­pelle les plus anciens rites japon­ais, tan­dis que Bak­ki3 dépeignait à nou­veau les pre­miers pas de l’e­spèce ; Jômon Shô4, enfin, se réfère dès son titre à la pre­mière cul­ture néolithique japon­aise. Qua­tre chapitres pour une vaste « paléon­tolo­gie gestuelle » du Japon ?

Ama­gat­su Ushio : La cul­ture dont je m’in­spire dans cet « Hom­mage à la préhis­toire » est loin d’être unique­ment japon­aise. En fait, abstrac­tion faite des vari­a­tions dues à l’en­vi­ron­nement naturel (la rareté des pein­tures rupestres au Japon, entre autres), je retrou­ve nom­bre d’élé­ments com­muns et de nettes ressem­blances dans les ves­tiges néolithiques du sud de la France, du nord de l’Es­pagne ou de l’Amérique pré­colom­bi­enne : pein­tures et instru­ments, d’un con­ti­nent à l’autre, sem­blent ren­voy­er à des racines com­munes — en l’oc­cur­rence un type uni­versel de dia­logue entre l’homme et l’ob­jet, aus­si peu sujet à vari­a­tion que ces sen­ti­ments fon­da­men­taux : la colère, l’at­trait du beau. J’ig­nore com­ment Oosu­ka5 s’in­spire de la cul­ture prim­i­tive mais, pour ma part, j’en retiens essen­tielle­ment ce dia­logue entre soi et l’ob­jet, soit des élé­ments très spir­ituels et pre­miers. Dans le cas des pein­tures rupestres, par exem­ple, je veux son­der cet élan spon­tané de l’ex­pres­sion, de la créa­tion, de la mémoire (pas ques­tion d’amen­er l’an­i­mal au fond de la grotte pour le représen­ter d’après nature!). Après cet acte de pein­dre, le geste se trans­forme, se col­ore d’a­n­imisme ou de rit­uel, mais l’acte lui-même exis­tait avant cela:l’appel poé­tique pré-existe, le sym­bol­isme s’en­suit, ain­si que la société con­sti­tuée et l’ap­pari­tion des pre­miers pro­fes­sion­nels de l’animisme et du culte religieux. Plus que d’imiter plate­ment cer­tains élé­ments prim­i­tifs, c’est ce pas­sage de l’a­vant à l’après qui m’in­téresse. Mais bien sûr quand je suis en scène, je ne pense pas — je danse, et le sym­bol­isme qui appa­rait alors ne peut être que con­tem­po­rain.

Pour les mêmes raisons, je ne m’in­téresse pas par­ti­c­ulière­ment à la cul­ture japon­aise tra­di­tion­nelle. Le con­cept même de danse tra­di­tion­nelle ou clas­sique est d’ailleurs une con­ven­tion, surtout sociale, venue figer assez récem­ment des formes artis­tiques vivantes, qui à l’époque de leur fon­da­tion rel­e­vaient de l’a­vant-garde. En cela, oui, elles m’in­téressent — mais les tech­niques codées sous ces éti­quettes clas­siques sont sans rap­port avec ma danse, qui est de main­tenant. Je ne crois pas qu’il y ait automa­tique­ment des rap­ports entre danse japon­aise de jadis et danse d’au­jour­d’hui, alors que le con­texte est à ce point dif­férent — sinon bien sûr pour ce qui se trou­ve déjà inscrit dans le corps, inévitable­ment, par le seul fait de vivre sous un cli­mat dif­férent, et con­di­tionne ain­si, par un cer­tain rap­port au sol et cer­taines atti­tudes cor­porelles quo­ti­di­ennes, tout le reste de la cul­ture, les théâtres, les céré­monies et les rites. Mais le fait que tel corps soit asi­a­tique et tel autre améri­cain ou européen, s’il affecte inévitable­ment l’aspect pure­ment cor­porel de la danse, n’ex­clut pas qu’une même pen­sée habite les danseurs issus de cli­mats dif­férents : divers­es natures pro­duisent divers­es cul­tures, mais cha­cune, inté­grée com­plète­ment, finit tou­jours par ren­voy­er à la nature humaine et à l’u­nivers. Rechercher et inté­gr­er cette nature est tout autre chose que chercher le con­tact avec une nature don­née : cela con­siste bien plus en une hon­nêteté fon­da­men­tale, qui peut-être ter­ri­ble par­fois…

D.D.B. : Tu serais donc un des rares danseurs de butô à n’avoir pas com­mencé par le bon-odori ?

A.U. : Enfant, j’ai assisté au bon-odori, et là déjà j’ai voulu devenir danseur, mème si le déclic décisif ne s’est pro­duit que beau­coup plus tard, m’ori­en­tant alors — non sans ironie, même si j’en con­serve un acquis — vers la danse occi­den­tale. Jusqu’où peut-on faire remon­ter la source d’une voca­tion ? Je l’ig­nore, mais il reste quelque chose dans mon cœur de cette pre­mière expéri­ence — celui d’un choix opéré par mon Corps, non par ma con­science.

Mais là encore, ce qui m’in­téresse le plus n’est pas la forme des pas mais bien le fait que, tout en n’é­tant que des ama­teurs, bien sou­vent les danseurs du bon-odori parvi­en­nent à exprimer, mieux que des danseurs pro­fes­sion­nels, les sen­ti­ments quo­ti­di­ens — ces sen­ti­ments qui se retrou­vent iden­tiques d’un bout à l’autre de la terre, ces élé­ments fon­da­men­taux de la danse, de la vie et de l’hu­main. Aus­si je crois que ce n’est plus le moment d’in­sis­ter sur la nip­ponité d’un tra­vail : l’essen­tiel, désor­mais, est de se mon­tr­er hon­nête avec soi-même et son pro­pre corps et d’ob­serv­er lucide­ment ce qui nous entoure dans la vie et la nature — dans la vie mod­erne, donc, et dans la ville, qui est la nature d’au­jour­d’hui et qui con­tin­ue à mod­el­er nos gestes et nos atti­tudes.6 Il s’ag­it d’être très hon­nête en posant des ques­tions et en y répon­dant : je danse pour chercher en moi, dans les cor­re­spon­dances non-math­é­ma­tiques de mon pro­pre corps, la réponse à des ques­tions.

D.D.B. : Tout danseur ne fait-il pas cela, que ce soit pour son pro­pre compte d’artiste, pour celui du pub­lic comme amuseur ou — comme dans les céré­monies religieuses du Japon tra­di­tion­nel — pour le compte des kami ?

A.U. : Ce que nous faisons lorsque nous dan­sons dans un théâtre, c’est unir le temps et l’e­space entre le danseur et le spec­ta­teur. En ce sens, c’est aus­si une céré­monie.

Pro­pos recueil­lis par Daniel De Bruy­ck­er.

(Cet entre­tien a été ren­du pos­si­ble par le Cen­tre d’aide tech­nique et de for­ma­tion théâ­trales, dans le cadre d’un stage dirigé à Brux­elles par les danseurs de Sankaï Juku en jan­vi­er 1985.)

  1. « Graine de kumquat- ou « Le garçon au crâne rasé », le pre­mier spec­ta­cle de Sankaï Juku, créé dès 1978 à Tokyo et repris en France et à Brux­elles en 1980 et 1982, se présente comme le rêve des orig­ines par un enfant qui, debout au bord de la mer, s’imag­ine être un pois­son — Ama­gat­su lui-même étant né et ayant gran­di au bord de la mer,
    non loin de Tokyo. et con­ser­vant de cette enfance « un amour pour les pois­sons- pas seule­ment à table ! ». ↩︎
  2. Créée en 1979, cette per­for­mance des­tinée à être jouée à l’ex­térieur se présente comme un rit­uel met­tant en évi­dence l’e­space où il se déroule — un principe qui est égale­ment celui qu’on attribue aux anci­ennes dans­es shin­to (voir l’ar­ti­cle sur le ma d’Isoza­ki Ara­ta). Cer­tains eth­no­logues pro­posent d’ailleurs pour le nom de ces dans­es kagu­ra une éty­molo­gie alter­na­tive : plutôt que ‑musique des kami, il s’a­gi­rait alors de « présence des kami », soit de toute action, rit­uelle ou artis­tique, sig­nifi­ant ou appelant cette présence dans l’e­space con­sacré par le rite. ↩︎
  3. « Chronique de la terre vague », une per­for­mance créée pour La tournée européenne de 1981. ↩︎
  4. « Hom­mage à Jômon », créé en 1982. ↩︎
  5. Voir notre entre­tien avec Oosu­ka Isamu. ↩︎
  6. Ama­gat­su, dans un impor­tant texte de pro­gramme, donne cette très belle déf­i­ni­tion du butô : « Le butô appar­tient à la vie et à la mort. C’est l’af­fir­ma­tion de la dis­tance entre un être humain et l’in­con­nu. Il représente aus­si l’ef­fort de l’homme pour franchir cette dis­tance entre lui-même et le monde matériel. Le corps du danseur de buté est comme une coupe sur le point de débor­der, qui ne pour­rait con­tenir une autre goutte de liq­uide — ce corps atteint un état d’équili­bre par­tait. » ↩︎


Notes : D.D.B.

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Amagatsu Ushio
Amagatsu Ushio, issu de la danse moderne occidentale, a participé aux spectacles de Dai-Rakuda-Kan de...Plus d'info
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