Daniel De Bruycker : Kinkan shônen évoquait déjà les origines de la vie terrestre à travers le rêve de l’enfant Amagatsu1 ; ensuite, il y eut Sholiba2, dont le principe rappelle les plus anciens rites japonais, tandis que Bakki3 dépeignait à nouveau les premiers pas de l’espèce ; Jômon Shô4, enfin, se réfère dès son titre à la première culture néolithique japonaise. Quatre chapitres pour une vaste « paléontologie gestuelle » du Japon ?
Amagatsu Ushio : La culture dont je m’inspire dans cet « Hommage à la préhistoire » est loin d’être uniquement japonaise. En fait, abstraction faite des variations dues à l’environnement naturel (la rareté des peintures rupestres au Japon, entre autres), je retrouve nombre d’éléments communs et de nettes ressemblances dans les vestiges néolithiques du sud de la France, du nord de l’Espagne ou de l’Amérique précolombienne : peintures et instruments, d’un continent à l’autre, semblent renvoyer à des racines communes — en l’occurrence un type universel de dialogue entre l’homme et l’objet, aussi peu sujet à variation que ces sentiments fondamentaux : la colère, l’attrait du beau. J’ignore comment Oosuka5 s’inspire de la culture primitive mais, pour ma part, j’en retiens essentiellement ce dialogue entre soi et l’objet, soit des éléments très spirituels et premiers. Dans le cas des peintures rupestres, par exemple, je veux sonder cet élan spontané de l’expression, de la création, de la mémoire (pas question d’amener l’animal au fond de la grotte pour le représenter d’après nature!). Après cet acte de peindre, le geste se transforme, se colore d’animisme ou de rituel, mais l’acte lui-même existait avant cela:l’appel poétique pré-existe, le symbolisme s’ensuit, ainsi que la société constituée et l’apparition des premiers professionnels de l’animisme et du culte religieux. Plus que d’imiter platement certains éléments primitifs, c’est ce passage de l’avant à l’après qui m’intéresse. Mais bien sûr quand je suis en scène, je ne pense pas — je danse, et le symbolisme qui apparait alors ne peut être que contemporain.
Pour les mêmes raisons, je ne m’intéresse pas particulièrement à la culture japonaise traditionnelle. Le concept même de danse traditionnelle ou classique est d’ailleurs une convention, surtout sociale, venue figer assez récemment des formes artistiques vivantes, qui à l’époque de leur fondation relevaient de l’avant-garde. En cela, oui, elles m’intéressent — mais les techniques codées sous ces étiquettes classiques sont sans rapport avec ma danse, qui est de maintenant. Je ne crois pas qu’il y ait automatiquement des rapports entre danse japonaise de jadis et danse d’aujourd’hui, alors que le contexte est à ce point différent — sinon bien sûr pour ce qui se trouve déjà inscrit dans le corps, inévitablement, par le seul fait de vivre sous un climat différent, et conditionne ainsi, par un certain rapport au sol et certaines attitudes corporelles quotidiennes, tout le reste de la culture, les théâtres, les cérémonies et les rites. Mais le fait que tel corps soit asiatique et tel autre américain ou européen, s’il affecte inévitablement l’aspect purement corporel de la danse, n’exclut pas qu’une même pensée habite les danseurs issus de climats différents : diverses natures produisent diverses cultures, mais chacune, intégrée complètement, finit toujours par renvoyer à la nature humaine et à l’univers. Rechercher et intégrer cette nature est tout autre chose que chercher le contact avec une nature donnée : cela consiste bien plus en une honnêteté fondamentale, qui peut-être terrible parfois…
D.D.B. : Tu serais donc un des rares danseurs de butô à n’avoir pas commencé par le bon-odori ?
A.U. : Enfant, j’ai assisté au bon-odori, et là déjà j’ai voulu devenir danseur, mème si le déclic décisif ne s’est produit que beaucoup plus tard, m’orientant alors — non sans ironie, même si j’en conserve un acquis — vers la danse occidentale. Jusqu’où peut-on faire remonter la source d’une vocation ? Je l’ignore, mais il reste quelque chose dans mon cœur de cette première expérience — celui d’un choix opéré par mon Corps, non par ma conscience.
Mais là encore, ce qui m’intéresse le plus n’est pas la forme des pas mais bien le fait que, tout en n’étant que des amateurs, bien souvent les danseurs du bon-odori parviennent à exprimer, mieux que des danseurs professionnels, les sentiments quotidiens — ces sentiments qui se retrouvent identiques d’un bout à l’autre de la terre, ces éléments fondamentaux de la danse, de la vie et de l’humain. Aussi je crois que ce n’est plus le moment d’insister sur la nipponité d’un travail : l’essentiel, désormais, est de se montrer honnête avec soi-même et son propre corps et d’observer lucidement ce qui nous entoure dans la vie et la nature — dans la vie moderne, donc, et dans la ville, qui est la nature d’aujourd’hui et qui continue à modeler nos gestes et nos attitudes.6 Il s’agit d’être très honnête en posant des questions et en y répondant : je danse pour chercher en moi, dans les correspondances non-mathématiques de mon propre corps, la réponse à des questions.
D.D.B. : Tout danseur ne fait-il pas cela, que ce soit pour son propre compte d’artiste, pour celui du public comme amuseur ou — comme dans les cérémonies religieuses du Japon traditionnel — pour le compte des kami ?
A.U. : Ce que nous faisons lorsque nous dansons dans un théâtre, c’est unir le temps et l’espace entre le danseur et le spectateur. En ce sens, c’est aussi une cérémonie.
Propos recueillis par Daniel De Bruycker.
(Cet entretien a été rendu possible par le Centre d’aide technique et de formation théâtrales, dans le cadre d’un stage dirigé à Bruxelles par les danseurs de Sankaï Juku en janvier 1985.)
- « Graine de kumquat- ou « Le garçon au crâne rasé », le premier spectacle de Sankaï Juku, créé dès 1978 à Tokyo et repris en France et à Bruxelles en 1980 et 1982, se présente comme le rêve des origines par un enfant qui, debout au bord de la mer, s’imagine être un poisson — Amagatsu lui-même étant né et ayant grandi au bord de la mer,
non loin de Tokyo. et conservant de cette enfance « un amour pour les poissons- pas seulement à table ! ». ↩︎ - Créée en 1979, cette performance destinée à être jouée à l’extérieur se présente comme un rituel mettant en évidence l’espace où il se déroule — un principe qui est également celui qu’on attribue aux anciennes danses shinto (voir l’article sur le ma d’Isozaki Arata). Certains ethnologues proposent d’ailleurs pour le nom de ces danses kagura une étymologie alternative : plutôt que ‑musique des kami, il s’agirait alors de « présence des kami », soit de toute action, rituelle ou artistique, signifiant ou appelant cette présence dans l’espace consacré par le rite. ↩︎
- « Chronique de la terre vague », une performance créée pour La tournée européenne de 1981. ↩︎
- « Hommage à Jômon », créé en 1982. ↩︎
- Voir notre entretien avec Oosuka Isamu. ↩︎
- Amagatsu, dans un important texte de programme, donne cette très belle définition du butô : « Le butô appartient à la vie et à la mort. C’est l’affirmation de la distance entre un être humain et l’inconnu. Il représente aussi l’effort de l’homme pour franchir cette distance entre lui-même et le monde matériel. Le corps du danseur de buté est comme une coupe sur le point de déborder, qui ne pourrait contenir une autre goutte de liquide — ce corps atteint un état d’équilibre partait. » ↩︎
Notes : D.D.B.