Le spectacle de Hijikata1 appelle en nous une multitude d’images:fœtus, femmes, sexe, origine, une goze2 se tenant sur la scène comme dans un tableau, ou encore cette atmosphère sensible du nord du Japon en hiver dont nous entretient Hijikata ; et ces images nous envahissent et viennent se superposer au spectacle réel.
Je voyais pour la première fois Hijikata Tatsumi, sans rien connaitre de sa personnalité ni de sa philosophie de la danse ; pourtant, ce danseur si différent des danseurs que l’on voit habituellement, je l’ai senti proche de moi.
Est-ce une impression purement personnelle ? Sur la scène, je n’ai vu aucun homme : à part quelques êtres évoquant des fœtus ou des spermatozoïdes, on ne voit que des femmes. Elles cachent leur passion jusqu’à l’obstination tout en donnant l’impression de répandre leur féminité jusqu’aux extrémités de leur chair déchirée :tête tordue de travers, exposées en leur nudité, étendues, les jambes ignoblement écartées, elles rejettent toute féminité ordinaire, malgré quoi on ne peut douter qu’elles soient fières de leur propre vie, de leur existence réelle de femmes, et le sexe gémit vers l’espace vide comme s’il n’avait pas besoin de l’homme. Est-ce en rapport avec la fameuse « absence du père »3 que, pendant la première danse de la série, le corps de Hijikata, recouvert de coton, semble délaissé, hanté par le vide qu’aurait laissé quelque chose en lui ?
Une fois seulement, lorsqu’il vient répondre aux applaudissements, il apparaît comme un homme et même comme un père. Il y a avec lui un enfant et cinq femmes, et Hijikata, abandonné comme un Pierrot, comme s’il acceptait malgré lui le rôle du père, lève la main sur la scène, laissant flotter sur ses lèvres l’ombre d’un sourire presque amer :sa bonne volonté ressemble à de la résignation. Ici j’ai ressenti que Hijikata est en réalité plein de tendresse, et cette impression, loin de me quitter, s’est même renforcée tout au long du spectacle.
Les spectateurs perçoivent la danse dans sa totalité : éclairages, sonorités, textures, etc. — mais l’essentiel se trouve évidemment dans les gestes des danseurs : leurs attitudes, leur façon de bouger, de se recroqueviller, de lever les mains, les jambes… L’ensemble de ces mouvements, la respiration des danseurs, leur façon d’articuler os et tendons : tous ces éléments constituent la clé du spectacle, que nous pouvons ressentir dans notre propre corps de manière physique, participant ainsi avec notre propre chair au monde intérieur des danseurs.