Je danse la danse dont le corps se souvient

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Je danse la danse dont le corps se souvient

ntretien avec Tanaka Min

Le 8 Avr 1985

A

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Le butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives ThéâtralesLe butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives Théâtrales
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Tana­ka Min : À vrai dire j’ai tou­jours dan­sé. Déjà à trois ans, je ne ratais pas une fête shin­to à cause des dans­es ! J’ado­rais le bon-odori1 plus que tout le reste encore ; seules les filles y par­tic­i­paient, à l’époque, alors je me dégui­sais pour être de la fête, quitte à ce que les autres goss­es m’en veuil­lent à mort d’en­fil­er un kimono pour aller danser avec les croulants !

Odori (danse)
Odori (danse)

Hijika­ta était pareil : il m’a racon­té com­ment il se peignait le vis­age en blanc et se nouait un foulard autour de la tête. Ses par­ents étaient furieux, alors il se fau­fi­lait dans les riz­ières pour ne pas être vu et ne ren­trait que bien après que son père soit au lit — ce qui ne l’empêchait pas d’es­suy­er une cor­rec­tion dès le lende­main matin !

Daniel De Bruy­ck­er : Pour­tant, le nom de butai2 que tu donnes à ta danse comme celui de ta troupe, Mai­juku3, ren­voient non pas à l’odori folk­lorique, mais bien au mai, plus sophis­tiqué…

T.M. : Qui, car odori, qui désigne l’aspect le plus physique de la danse (le car­ac­tère écrit inclut d’ailleurs l’élé­ment qui désigne la jambe), ren­voie aus­si à un début de struc­tura­tion, quand mai évoque pour moi un sens plus spir­ituel. Or je tra­vail­lé sou­vent avec des créa­teurs qui né sont pas des danseurs pro­fes­sion­nels mais dont l’e­sprit danse :ils ont l’e­sprit du mai, et j’aime cette façon de danser.

D.D.B. : Cet aspect spir­ituel sug­gère quelque chose d’aérien et d’é­vanes­cent, alors qu’un cri­tique4 a été jusqu’à oppos­er diamé­trale­ment les grands bonds vers le soleil d’Isado­ra Dun­can et ta pro­pre danse, entière­ment tournée « vers la terre-mère»…

T.M. : Parce que c’est le con­tact du sol qui m’in­spire ! Même si je n’adore aucun kami5 en par­ti­c­uli­er, toute ma famille est de tra­di­tion shin­to et j’aime cet état d’e­sprit. Je crois aux dieux de la mon­tagne, venus partager leurs émo­tions avec les humains — et yama no kami voulant dire à la fois « dieu de la mon­tagne » et « épouser », je suis aus­si le mari de la mon­tagne… Alors, non, je ne veux surtout pas m’en­v­ol­er : je suis bel et bien cette « avant-garde qui rampe à terre » et ma danse est dédiée à la terre et aux gens d’i­ci-bas.

La tra­di­tion japon­aise con­naît égale­ment de ces dans­es dédiées au ciel, des dans­es-escaliers où l’on s’élève en quête d’équili­bre ; mème le butô a eu ses danseurs-anges — il suf­fit de com­par­er Kasai Aki­ra à Oono Kazuo6— et puis d’autres pour qui la danse est une sit­u­a­tion de déséquili­bre et qui préfèrent descen­dre cet escalier et se coller au sol. Le con­tact de la terre m’in­suf­fle lit­térale­ment le mou­ve­ment. Ain­si, quand j’ai par­ticipé au Fes­ti­val de Reyk­javik en 1960, l’en­vie m’a pris d’aller danser sur les sites les plus divers — au pied d’un vol­can, près d’un geyser ou d’une crevasse, au milieu d’un vaste désert de cen­dre enfin. C’é­tait immense et j’é­tais seul, hors la présence d’une pho­tographe7 tra­vail­lant de très loin au téléob­jec­tif. Je me suis donc couché à même la cen­dre — et me suis trou­vé inca­pable de danser, pour la pre­mière fois privé de toute présence humaine à qui adress­er ma danse.

Or, je n’ai jamais oublié les kagu­ra8 de mon enfance, ni surtout —- car j’é­tais trop petit pour voir grand-chose de la scène — les vis­ages des spec­ta­teurs, ros­es de plaisir:cette joie des humains à qui les kami des mon­tagnes vien­nent mon­tr­er un spec­ta­cle franche­ment éro­tique9 ! Plus tard, quand j’ai étudié le bal­let et la danse mod­erne, mes pro­fesseurs m’ex­hor­taient à « me » danser, à danser mes sens et mes émo­tions — et cette idée me rem­plis­sait de honte : je ne pou­vais pas danser pour moi-même, après que ces pre­mières expéri­ences du spec­ta­cle m’aient appris qu’on danse surtout pour quelqu’un, que le danseur doit être anonyme, prêt à danser pour n’im­porte qui, en toute occa­sion. Et chaque fois, je me dis­putais avec mes pro­fesseurs, leur répé­tant :«Je ne suis pas un grand danseur, je n’ai aucun tal­ent, et c’est seule­ment ain­si que je serai vrai­ment un danseur ! » Mais ils ne pou­vaient pas com­pren­dre…

Et seul au milieu de ce désert de cen­dre, j’es­sayais de danser — mais rien… Je suis resté couché là, plus d’une demi-heure, et c’est alors que la stim­u­la­tion m’est venue, de la terre elle-même qui me pous­sait vers le haut. Alors j’ai fait : « D’ac­cord, j’y vais…» et j’ai com­mencé à danser… Rien d’é­sotérique là-dedans : c’é­tait une expéri­ence infin­i­ment naturelle, mais cap­i­tale pour moi qui avais tou­jours pressen­ti que la sur­face du sol devait avoir son « cli­mat », comme notre peau a le body weath­er, mais qui n’é­tais pas par­venu à le ressen­tir physique­ment. Je com­prends main­tenant com­ment les hommes ont pu com­mencer à danser sur la terre : il existe de nom­breuses théories quant à la genèse du kabu­ki-buyô10, mais celle que je préfère ren­voie à ces gens qui récoltaient les sables fer­rug­ineux dans le lit des riv­ières, tapant du pied pour remuer la vase — puis peu à peu prenant con­science de l’é­mo­tion que ce geste fai­sait mon­ter en eux et le trans­for­mant en une danse.11

Buyô (danse)
Buyô (danse)

D.D.B. : Tu évo­quais les kami des mon­tagnes ; les hau­teurs invi­tent-elles aus­si à la danse, comme la riv­ière et la plaine ?

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