Ce qui me glaçait tellement, au théâtre japonais, c’était encore ce vide, qu’on aime pour finir et qui fait mal d’abora, qui est autoritaire, et les personnages immobiles, situés aux deux extrémités de la scène, gueulant et se déchargeant alternativement, avec une tension proprement effroyable, sortes de bouteilles de Leyde vivantes.
Henri Michaux,
Un barbare en Asie
Ne monter que des pièces traduites, ça ne vaut rien de bon. De toute façon, ce n’est jamais vraiment ça : les Japonais ont les bras et les jambes trop courts.
Suzuki Tadashi,
The grammar of footwork
Aucun acteur au monde n’est aussi braillard que le Japonais avec un résultat aussi maigre. Il ne dit pas sa langue, il la miaule, l’éructe, et brame, barrit, brait, hennit, gesticule comme un possédé et malgré ça, je ne le crois pas. Il fait ça « à côté », « décorativement ». Ses contorsions effroyables pour exprimer sa douleur sont l’expression du mal de chien qu’il se donne pour représenter sa douleur (…) Il pleure, il gémit ; une grande carcasse de gémissements sur laquelle il n’y a rien à prendre.
Henri Michaux,
Un barbare en Asie
Selon Suzuki, le mode de jeu de l’acteur traditionnel japonais n’est pas l’expression mais la répression. Répression, puis détente, et l’énergie qui émane alors du jeu n’est pas moins concentrée que si on avait poussé de force le soleil par un trou de serrure. Du principe du rayon laser appliqué au jeu de l’acteur ; de l’acteur comme une lame de lumière.
Roderick Mason Faber,
dans le Village voice
Il écrivait, sur la scène, des pièces de théâtre avec son corps.
Origuchi Shinobu sur l’acteur de Kabuki
Kikugorô VI
(cité par Watanabe Moriaki)
On a voulu se dresser en regardant Hijikata se dresser.
Tanaka Min
Mais quand on l’a vu amaigri, épuisé, ne s’est-on pas
confiné dans une esthétique ?
Je rapprocherais (la manière dont le manipulateur s’absente derrière sa poupée dans le bunraku) du mot « super-puppets » employé par Gordon Craig quand, interdisant strictement tout jeu réaliste qui tomberait dans des actions sans retenue, il engageait les acteurs à se remettre entre les mains du metteur en scène qui les manipulerait comme des marionnettes. Ces acteurs devenus poupées, il les appelait « über-marionnettes ». Je pense quant à moi que les marionnettes du bunraku, bien qu’étant poupées, s’approchent de ce stade où Gordon Craig situait ses super-marionnettes — à moins que, prenant le point de vue opposé, on se décide a les dire surhumaines, « übermensch » !
Kawatake Toshio,
A history of japanese theatre (vol. 2)
La déclamation mélodramatique du nô a des accents presque névrosés et très émotionnels, en dépit de l’impassibilité que le masque assure aux acteurs principaux. La croyance japonaise veut que le chant vienne de plus loin et de plus profond que la parole, et qu’il possède en conséquence une valeur d’expression très forte et d’une particulière intimité. Les Japonais chantent ordinairement avec un grand air de sérieux, une concentration presque religieuse. Le chant est une performance. Mais, à l’opposé de ce qui se passe en Occident, où le chanteur se doit de donner une impression d’aisance, il n’est pas interdit d’en laisser paraitre la difficulté et l’épuisant travail. Cet aspect physique du chant professionnel fait partie du spectacle de kabuki ou de bunraku, dont les récitants par leurs visibles efforts d’émission des sons contribuent à créer le climat dramatique convenable : muscles gonflés du cou, respirations violentes, sudation de la face, mouvements du buste aidant l’intonation.
Pierre Landy,
Musique du Japon
(L’art du calligraphe japonais) n’obéit pas aux lois physiques : il représente ce qu’on appellera, faute d’un mot plus juste, le mouvement absolu : mouvements d’une âme possédée par un pouvoir magique qui la fait avancer, hésiter, s’élancer ou s’abandonner, se perdre puis se retrouver, prendre force ou s’effacer doucement ; on songe aux danses des shamanes de Sibérie orientale qui semblent survivre ‑mais si exquisement sublimées — dans es danses du théâtre nô. Si la calligraphie japonaise doit renvoyer à quoi que ce soit dans le monde extérieur, ce sera l’image d’un éclair, d’un cyclone, ou l’égouttement d’une pluie d’automne.
Kurt Singer,
Mirror, sword and jewel
Textes rassemblés par Daniel De Bruycker