Quelques espaces de plus

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Le 22 Avr 1985
Kami (esprit)
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Kami (esprit)
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Article publié pour le numéro
Le butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives ThéâtralesLe butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives Théâtrales
22 – 23
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Le Japon, écrit Hori Ichi­ro, est un musée vivant des reli­gions. Les salles sont nom­breuses : cultes shamaniques sor­tis tout droit de l’âge de la pierre (appelés minkan-shinko, ils sub­sis­tent en de nom­breuses régions du nord du Japon), ani­misme shin­to, boud­dhisme chi­nois, chris­tian­isme (les pre­miers spec­ta­cles occi­den­taux joués au Japon furent des mir­a­cles, dés 1550), sans compter des dizaines de syn­crétismes peu ou prou ésotériques où resur­gis­sent le taoïsme, le con­fu­cian­isme, etc. Diver­sité, mais aus­si ver­sa­til­ité : le Japon­ais mod­erne pra­tique générale­ment deux reli­gions au moins en alter­nance, shin­to pour le bap­tême, le mariage et la pose de la pre­mière pierre de la mai­son, boud­dhisme pour l’en­ter­re­ment et le culte des défunts — sans se priv­er pour autant des ser­vices du shamane-devin ou de l’ex­or­ciste taoïste.1

Les théâtres, tout au long de l’àge clas­sique et du Moyen-Âge, n’ont pas fait autre chose, s’in­féo­dant aux paroiss­es et accom­pa­g­nant avec faste céré­monies ou pro­ces­sions sans le moin­dre scrupule d’orthodoxie : le souf­fle du sacré est partout présent, le dogme brille par son absence.

Mu (non, ne pas)
Mu (non, ne pas)

Le shin­to, sim­ple fris­son d’une âme pure face à l’éter­nelle jeunesse de la nature, est le culte des kami. Reli­gion sans doc­trine, sans rite et sans clergé (du moins jusqu’à la surenchère du boud­dhisme con­cur­rent), dieux sans corps, sans apparence, sans per­son­ne, dieux « dis­crets » (Lévi-Strauss) faits de vide (mu), ou plus exacte­ment encore de l’at­mo­sphère (kehai) qui imprègne ce vide — dieux abstraits, essences vagabon­des de l’e­space-temps. « Le kami ne réside pas : sa nature est de venir puis de repar­tir. Le mot oto­zore­ru, « vis­iter »2. est la con­trac­tion de oto (« son ») et tsure (« apporter »). Les Japon­ais de jadis ont pu percevoir réelle­ment un son de yùgen3, de mys­tère inef­fa­ble et d’élé­gance, lors de la vis­i­ta­tion du kami. C’est sans aucun doute cela qu’on appelle aujour­d’hui ch’i dans les arts mar­ti­aux et la médi­ta­tion, et ce kehai des kami a don­né à la cul­ture japon­aise sa tonal­ité de base. » « Le kehai des allées et venues du kami, imprég­nant pro­fondé­ment la struc­ture de l’habi­tat et celle de la mai­son de thé. la lit­téra­ture, les arts et les spec­ta­cles, a don­né cette « esthé­tique de l’im­mo­bil­ité et du mou­ve­ment » si car­ac­tèris­tique­ment japon­aise. C’est ce que nous appelons ma : le champ mag­né­tique dont émane sub­tile­ment le ch’i du kami. »4

Bulles d’être

Au cœur même de la ville (Tokyo, la ville-ville) une tache blanche sur la carte ; pas même une tache, en fait, car on n’a rien gom­mé là : sim­ple­ment on n’a pas vu, ter­ra incog­ni­ta. Der­rière ses dou­ves et son rem­part, c’est pour­tant ce cen­tre vide que tout Tokyo désigne comme sa rai­son d’ètre. son unique point de fuite : cité inter­dite, le domaine impér­i­al — un blanc sur la carte de la ville, son àme.

Au cœur du sanc­tu­aire (Ise, sanc­tu­aire des sanc­tu­aires) un taber­na­cle jamais ouvert au fond d’un trou som­bre ; le fidèle, depuis le seuil, n’aperçoit même pas la porte qui le ferme, ni le rideau qui masque la porte. Per­son­ne ne vient jusqu’ici ; y viendrait-on, ouvri­rait-on le rideau, la porte, le taber­na­cle, on n’y trou­verait encore que du vide, à peine cer­clé en un miroir, regard vacant venu d’ailleurs. Ce miroir est pour­tant ce que tout le Japon révère par-dessus tout — sim­ple trou de sacré dans la tex­ture du pro­fane, son âme.

La pierre, comme tout objet selon le shin­to, a elle aus­si son àme : au cœur de la matière, non pas même des trous (ce serait non-matière, soit encore quelque chose) mais des bulles d’absence — du mu, du « ne pas ». Ici l’esprit du kami dis­tillera sa présence, présence sans laque­lle la pierre ne serait pas : bulles d’ètre, donc. L’essen­tiel, au jeu de go, n’est pas la pierre que l’on place ni l’amas qu’elle for­mera : c’est, au cœur de l’amas, le me, l’«œil », l’intersection lais­sée vacante qui fait de l’amas une « pop­u­la­tion ». Ikiru, dit alors le joueur : « ça vit» ; il a gag­né.

Kùkan sig­ni­fie l’espace ; est l’air, kan est l’intervalle : non pas donc l’e­space-où, mais l’espace-entre, l’air-entre ; et lorsque l’air entre, ça respire, « ça vit ». Kan se dit aus­si ma et sig­ni­fie alors le pre­mier tem­ple qu’érigeaient les Japon­ais : qua­tre poteaux rejoints par une corde, le shi­me­nawa, la « corde qui désigne ». Désigne quoi ? Peut-être une pierre, peut-être rien, l’essentiel n’est pas là mais bien autour : cet embal­lage qui désigne, qui dit « ça vit» ; ici l’esprit du kami dis­tillera sa présence.

Tsut­sumu

Kûkan (l'espace)
Kûkan (l’e­space)

Ain­si aus­si de tout le reste et de l’art surtout, cet arti­sanat de l’âme. Un art en japon­ais se dit dô, une « voie » : l’important n’est pas ce que l’on fait — pli­er un car­ré de papi­er, danser, vers­er le thé — mais de se trou­ver entière­ment en l’acte de faire. L’archer zen manque sou­vent la cible, mais peu importe : la vraie cible est en son pro­pre cœur, en cette absorp­tion dans l’acte qui vide le cœur et y crée un appel d’air. Bulle d’ab­sence, bulle d’être.

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