Chercher « le coeur profond »

Non classé

Chercher « le coeur profond »

Le 29 Juil 1985
Première partie. La dernière partie de dès.

A

rticle réservé aux abonné.es
Première partie. La dernière partie de dès.
Article publié pour le numéro
Le mahabharata-Couverture du Numéro 24 d'Alternatives ThéâtralesLe mahabharata-Couverture du Numéro 24 d'Alternatives Théâtrales
24
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

Georges Banu : Avec Le Mahab­hara­ta tu t’es retrou­vé dans la même sit­u­a­tion que lors de La con­férence des oiseaux car il s’agis­sait de ne pas par­tir d’une œuvre dra­ma­tique, mais d’une œuvre épique. Il me sem­ble que le type d’écri­t­ure change ici par rap­port à La con­férence. Quels sont pour toi les rap­proche­ments, et quelles sont les dif­férences qui peu­vent s’établir entre ces deux formes de tra­vail ?

Jean-Claude Car­rière : Dans les deux cas, j’ai cher­ché à m’adapter le plus pos­si­ble à l’œu­vre orig­i­nale. Avec La con­férence, il s’agis­sait moins d’un poème épique que d’un poème … ini­ti­a­tique, tan­dis que Le Mahab­hara­ta est une véri­ta­ble, immense épopée. Le ton, même sans qu’on le veuille, s’adapterait néces­saire­ment.
La deux­ième dif­férence con­cerne l’Inde. Dans Le Mahab­hara­ta, l’Inde se retrou­ve à tous les niveaux et donc on ne peut pas ne pas se pos­er la ques­tion : quelle part don­ner à l’Inde ? Finale­ment elle va être présente dans le spec­ta­cle à tous les niveaux, et la part de l’Inde est infin­i­ment plus grande que la part de la Perse dans La con­férence des oiseaux, qui est beau­coup plus au-dessus de la terre, beau­coup plus dégagée des con­tin­gences réal­istes. C’est cela qui per­me­t­tait d’in­tro­duire des masques de Bali, des cos­tumes plus styl­isés, tan­dis que Le Mahab­hara­ta ne le per­met pas, et on l’imag­ine très dif­fi­cile­ment joué avec des masques japon­ais, coréens ou avec des élé­ments occi­den­taux. La troisième dif­férence vient d’un prob­lème d’écri­t­ure assez sub­til que je vais essay­er de t’ex­pli­quer. Avec La con­férence, je n’avais presque rien comme référence occi­den­tale et il n’y avait aucun dan­ger de com­para­i­son avec tel ou tel mod­èle de notre cul­ture. Elle restait un con­te ori­en­tal sans aucune réal­ité his­torique et cela me per­me­t­tait une cer­taine lib­erté de lan­gage. Avec Le Mahab­hara­ta j’ai sen­ti dès le début le dan­ger énorme qu’on le com­pare à des tragédies occi­den­tales, quelles qu’elles soient, que ce soient des tragédies clas­siques ou, le dan­ger était encore plus grand, des drames roman­tiques. Il y a très peu d’écrivains occi­den­taux qui se sont inspirés de l’Inde. Il y en a quand même un qui l’a fait, parce qu’il a tout fait, c’est Vic­tor Hugo.
Il l’a fait superbe­ment dans un poème de La légende des siè­cles. La ten­ta­tion était, et mon rêve pre­mier eût été, d’être Vic­tor Hugo et d’écrire Le Mahab­hara­ta comme Vic­tor Hugo l’eût écrit. Très vite ce rêve s’est brisé car dès qu’on essaye d’y intro­duire un mou­ve­ment poé­tique français (comme c’est le cas de la tra­duc­tion du Mahab­hara­ta faite sous le Sec­ond Empire) on tombe dans un sous-Hugo, inévitable­ment pom­pi­er. On ne peut l’éviter. J’en ai été très con­scient et pour cela j’ai aban­don­né mes pre­miers essais pour écrire en vers, en faux vers dont il reste tout de même le fait que la prose de la pièce est une prose ryth­mée. La recherche du lan­gage a ètè beau­coup plus longue que pour La con­férence.

G. B. : Et cette recherche de lan­gage, par rap­port à quels ter­mes s’est-elle effec­tuée ? Par rap­port à qui entendais-tu te définir ?

J. ‑C. C. : J’ai com­mencé très hum­ble­ment par relire énor­mé­ment de poésie et de théâtre français. Et puis j’ai procède pro­gres­sive­ment à des élim­i­na­tions. Elles visaient à écarter tout ce qui pou­vait pro­duire une référence pré­cise à l’Oc­ci­dent. Par exem­ple, les ter­mes chré­tiens : pas de péché, pas d’âme, pas de vie éter­nelle, pas de rédemp­tion, pas d’in­car­na­tion. Tous ces mots étaient à exclure immé­di­ate­ment, car on voy­ait der­rière d’autres images que nous voulions éviter. Deux­ième caté­gorie de mots à élim­in­er : les mots moyenâgeux. Les mots noble, cheva­lier, suzerain, prin­ci­pauté. Si on gar­dait ces mots-là, c’è­tait comme si on met­tait der­rière les per­son­nages indi­ens l’im­age de notre Moyen-Âge. Troisième caté­gorie de vocab­u­laire à élim­in­er : le vocab­u­laire qu’on pour­rait appel­er clas­sique ou néo-clas­sique. (Celui qui fera la ver­sion anglaise se heurtera aux mêmes prob­lèmes car, même dans Shake­speare, il y a des mots qui ont ètè très forts et qui ont faib­li aujour­d’hui.) Il y a des mots qui s’usent, qui se rident, qui vieil­lis­sent, qui se flétris­sent, des mots qui sont puis­sants chez Corneille ou Racine mais qui n’ont plus la moin­dre force de nos jours. Par exem­ple : affligé, tour­ment, cour­roux. Ils sont inutil­is­ables, parce qu’ils ren­voient inévitable­ment aux sous-pro­duits néo-clas­siques. La qua­trième caté­gorie de vocab­u­laire à élim­in­er : le vocab­u­laire pom­pi­er des poètes par­nassiens du XIXe siè­cle. Tous les mots pseu­do-antiques de Salam­bô de Flaubert ou de José-Maria de Héré­dia. C’est-à-dire la couleur locale trans­posée en vocab­u­laire français, le bril­lant du casque pom­pi­er.
En élim­i­nant, j’ai voulu éviter de met­tre der­rière la pièce et les per­son­nages un fan­tôme, fan­tôme qui peut attir­er l’at­ten­tion sur lui par le jeu sub­til des mots et de leurs asso­ci­a­tions. Une fois qu’on a élim­iné toutes ces caté­gories — plus, inutile de le dire, le lan­gage mod­erne — on se trou­ve devant un vocab­u­laire très sim­ple. On retrou­ve des mots qui n’ont absol­u­ment pas per­du leur force. Le mot cœur, le mot sang, le mot mort : trois mots très sim­ples qui sont à la base de la pièce. Ces mots restent tout à fait vivants et ils ne se rat­tachent à aucune des caté­gories de vocab­u­laire dont je t’ai par­lé. En prenant ces trois mots et vingt-cinq autres (par exem­ple, déchiré, que j’aime beau­coup) et en les reliant à des adjec­tifs inhab­ituels que j’ai sou­vent cher­chés dans le vocab­u­laire pré­cieux des poètes baro­ques du XVI­Ie (c’est là où le lan­gage français, étant plus archaïque et pas encore cod­i­fié par le clas­si­cisme, est le plus intéres­sant) on trou­ve des asso­ci­a­tions très éton­nantes. Très fortes. Par exem­ple, un per­son­nage dit:«Si dans ton coeur pro­fond tu souhaites la défaite », le coeur pro­fond c’est inhab­ituel sans être arti­fi­ciel. Je vois qu’on par­le beau­coup vocab­u­laire…

Pre­mière par­tie. La par­tie de dés.

G. B. : La vérité passe par l’his­toire qu’on racon­te mais aus­si par les mots dont on se sert…

J.-C.C. : Sans doute, et leur usage peut révéler énor­mé­ment de choses. Il y a avec Le Mahab­hara­ta une pos­si­bil­ité de coloni­sa­tion incon­sciente par le vocab­u­laire, car le fait de traduire ou pas les mots indi­ens traduit notre rap­port à toute une civil­i­sa­tion. Dire que l’on peut trou­ver des équiv­a­lents de tous les mots indi­ens, c’est dire que la cul­ture française peut s’ap­pro­prier grâce à un mot les notions les plus pro­fondes et les plus réfléchies de la pen­sée indi­enne. Je n’ai pas traduit le mot dhar­ma qui revient le plus sou­vent car on ne peut le traduire à l’aide d’un seul mot, on a besoin de plusieurs lignes. Si je le traduis par devoir -chose imposée de l’ex­térieur, ce qui n’est pas le cas pour le dhar­ma — par loi, jus­tice ou vérité je réduis le sens du mot, je l’as­sim­i­le à nos pen­sées morales et, par là même, je fais œuvre impéri­al­iste.
Je n’ai pas traduit non plus le mot Ksha­trya parce que je n’ai pas trou­vé d’équiv­a­lent dont je pou­vais me servir, le plus proche étant cheva­lier qui, à l’usage, ren­voy­ait au Moyen-Âge. En refu­sant de traduire cer­tains mots indi­ens, je veux recon­naitre que la pen­sée française et sa langue ne peu­vent tout cou­vrir. Mais par ailleurs un tel refus encourt le risque du lan­gage ésotérique, lan­gage d’ini­tié car, com­bi­en de fois n’en­tend-on pas par­ler des spé­cial­istes du théâtre ori­en­tal, par exem­ple, qui n’u­tilisent que les mots japon­ais, indi­ens et qui, ain­si, éloignent exces­sive­ment l’ob­jet théâ­tral de nous. Alors on a le sen­ti­ment qu’il n’y a pas de pont, qu’au­cune liai­son n’est ni pos­si­ble, ni envis­age­able. Nous sommes des étrangers les uns aux autres. Ce risque existe si on abuse de ce type de mots. Alors on perd toute la vie de la langue. C’est l’autre dan­ger.

G. B. : Le Mahab­hara­ta, on le sait, s’im­pose aus­si par ses dimen­sions, dont nous avons du mal à pren­dre la mesure réelle. Il faut dire aus­si que les ori­en­taux ont le génie de la digres­sion, du détour. For­cé­ment, une des ques­tions que tu as dû ren­con­tr­er et résoudre c’é­tait : com­ment traiter ce matéri­au immense, com­ment par­venir à lui don­ner corps, sans pour autant sac­ri­fi­er son essence. Com­ment as-tu procédé ?

J. ‑C. C. : Dans cette aven­ture qui a duré longtemps, nous nous sommes effor­cés de ne pas être arrivés avant d’être par­tis… d’a­vancer très calme­ment et de ne faire que ce qui nous parais­sait pos­si­ble.
Le Mahab­hara­ta est un poème qui a très abon­dam­ment chan­té ses pro­pres mérites. Dès le début on dit :«Je suis le plus grand poème du monde et ceux qui vont lire ce poème sor­tiront heureux, puri­fiés…». Jamais aucun poète n’a dit ça. On a essayé de pren­dre cela com­plète­ment à la let­tre : Le Mahab­hara­ta est un poème bien­faisant. Si on racon­te et si on écoute ce poème, cela fait du bien. Ça rend meilleur… Je peux dire que c’est vrai et que j’en ai fait moi-même l’ex­péri­ence. J’ai tra­vail­lé énor­mé­ment, j’ai écrit plus que la longueur totale du poème, mais chaque fois que je m’y suis remis, j’ai éprou­vé une sen­sa­tion vital­isante. Pas une seule fois je n’ai été lassé.

G. B. : Mais, pra­tique­ment, com­ment as-tu traité ce matéri­au ?

J. ‑C. C. : Quand on devient fam­i­li­er d’un immense fleuve, on décou­vre des rap­ports entre les per­son­nages, des choses dont per­son­ne ne s’est ren­du compte. Et cette famil­iar­ité m’a per­mis d’imag­in­er des scènes qui ne se trou­vent pas dans le poème, mais qui sont virtuelle­ment pos­si­bles. Une fois qu’on con­nait les per­son­nages, on peut jouer avec eux, et alors on peut pren­dre un tel et le faire se ren­con­tr­er avec un autre. Presque la moitié des scènes n’ex­is­tent pas dans l’o­rig­i­nal.

G. B. : Tu as dégagé tout de même l’his­toire prin­ci­pale de la masse du poème, tu l’as mise en évi­dence avec puis­sance. Si tu as procédé à des élim­i­na­tions de vocab­u­laire qui pou­vaient engen­dr­er un fan­tôme étranger à l’œu­vre — le fan­tôme de l’Oc­ci­dent — tu as dû procéder aus­si à des élim­i­na­tions dans la matière du poème.

J. ‑C. C. : D’un com­mun accord nous avons choisi de racon­ter l’his­toire prin­ci­pale en gar­dant ses orig­ines fab­uleuses. On aurait pu y renon­cer, mais on per­dait beau­coup et on n’avait plus la lancée fab­uleuse, féérique du spec­ta­cle. Par con­tre, on a sac­ri­fié les his­toires sec­ondaires. Ce sont des his­toires que les per­son­nages se racon­tent entre eux, en redou­blant par­fois les évène­ments de l’his­toire prin­ci­pale. On racon­te d’une autre façon ce qui est arrivé aux per­son­nages prin­ci­paux. Et, par exem­ple, on a élim­iné l’his­toire célèbre de Nala et Damayan­ti qui redou­ble la par­tie de dès. De la même façon, dans la genèse des per­son­nages, il y a des épisodes qui font dou­ble emploi : il y a par exem­ple un pre­mier pas­sage dans la forêt, puis ils revi­en­nent pour y retourn­er ensuite. Arju­na est vain­queur dans deux tournois…

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Non classé
Jean-Claude Carrière
2
Partager
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements