Chercher le dieu dans l’homme et l’homme dans le dieu

Non classé

Chercher le dieu dans l’homme et l’homme dans le dieu

Entretiens avec quatre comédiens

Le 26 Juil 1985
Deuxième partie. La cour de Virata.

A

rticle réservé aux abonné.es
Deuxième partie. La cour de Virata.
Article publié pour le numéro
Le mahabharata-Couverture du Numéro 24 d'Alternatives ThéâtralesLe mahabharata-Couverture du Numéro 24 d'Alternatives Théâtrales
24
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

Vit­to­rio Mez­zo­giorno

Mar­tine Mil­lon : On t’a décou­vert en France avec le film de Chéreau, L’homme blessé ; pour­rais-tu par­ler un peu de ce que tu as fait en Ital­ie ?

Vit­to­rio Mez­zo­giorno : J’ai débuté comme acteur de théâtre avec un très grand homme de théâtre, Eduar­do de Fil­ipo. Je suis assez vite passé à la télévi­sion, j’ai fait des choses qui ont eu assez de suc­cès en Ital­ie, puis du ciné­ma. Je me con­sid­ère d’ailleurs surtout comme un acteur de ciné­ma et je préfère le ciné­ma au théâtre. Mais j’avais envie de revenir au théâtre, et j’ai eu la chance extra­or­di­naire que cela se fasse avec ce spec­ta­cle.

M. M. : Qu’est-ce qui t’a le plus frap­pé dans l’en­traîne­ment ?

V. M. : Brook veut que tout sorte de l’ac­teur, qu’il trou­ve tout lui-même. Il ne veut rien lui impos­er, et cer­taine­ment pas une cul­ture qui ne lui appar­tient pas. Le monde indi­en, l’ac­teur se l’in­cor­po­rait par des impres­sions unique­ment, et c’est de sa pro­pre cul­ture, de son pro­pre tem­péra­ment, de ses pro­pres sen­sa­tions, qu’il doit tir­er tout ce qu’il va don­ner. Ce qui m’a le plus frap­pé, c’est qu’on n’a pas répété à pro­pre­ment dire, mais tou­jours impro­visé, dés le début. A par­tir du texte, ou des sit­u­a­tions en rap­port avec le texte, ou des impro­vi­sa­tions pures : c’é­tait un tra­vail qui visait à réveiller une sen­si­bil­ité dans le corps. D’ailleurs le tra­vail sur le corps a été très impor­tant, très inten­sif. Il y a eu sept mois de tra­vail très dur. Sou­vent, je ne com­pre­nais pas ce qui se pas­sait. Quand je suis arrivé, j’é­tais très fer­mé, et puis je suis arrivé un peu en retard, ce qui n’aide pas. Il y a la peur aus­si. On ne con­naît per­son­ne, toutes ces races dif­férentes, on est porté à se fer­mer encore plus en atten­dant dans son coin de com­pren­dre mieux.
Cet entraine­ment du corps n’é­tait pas quelque chose de vide comme une gestuelle, mais un tra­vail où le geste est habité, où il y a tout dedans. Par­fois, on fai­sait autour d’une scène des choses très légères, spon­tanées, des petites choses pas étudiées que les acteurs inven­taient sans y penser, comme des enfants qui jouent.
Par exem­ple, on a fait pen­dant des mois de longues séances d’en­traîne­ment de tir à l’arc, des séances très dures, très sérieuses, mais quand on a répété les scènes, on n’avait que des petits bam­bous à la main, c’est comme ça que j’ai trou­vé ce geste qui est resté dans le spec­ta­cle. Jamais je n’au­rais imag­iné qu’après tout ce tra­vail de tir avec un vrai arc, ce qui resterait dans le spec­ta­cle, ça serait ce sim­ple geste d’en­fant qui joue. Ça m’a boulever­sé d’une cer­taine manière, parce que ça résume, je crois, ce qui car­ac­térise tout le tra­vail. Ce geste qu’on a fait spon­tané­ment n’au­rait pas été le même si on l’avait fait sans tout le tra­vail pré­para­toire de tir à l’arc. Tout ce tra­vail-là, il est dans le geste. Brook a une manière extra­or­di­naire d’ex­is­ter et de nous laiss­er exis­ter. On a tout fait tout seuls, mais il con­trôlait tout, de manière cachée, comme un mar­i­on­net­tiste.
Au début, j’ai eu beau­coup de mal, je ne voy­ais pas le met­teur en scène, il n’y avait per­son­ne pour me dire ce qu’il fal­lait faire, j’é­tais per­du. Il ne m’a même pas dit : « ici, on tra­vaille comme ça ». Rien. Donc, dans un pre­mier temps, il y a eu une angoisse très forte, puis au bout d’un moment, par instinct de survie, j’ai com­pris que c’é­tait ça qu’on me demandait, de sor­tir des choses de moi, de don­ner, d’être moi, alors ce qui était de l’an­goisse est devenu une lib­erté. J’ai com­pris que l’ac­teur ne doit pas tant exé­cuter cer­taines choses que de par­ticiper avec tout son être à créer une chose. Ce que l’ac­teur joue, c’est ce qu’il est, lui.

M. M. : Com­ment as-tu abor­dé le per­son­nage ?

V. M. : Ça a été une aven­ture unique. Je suis resté très longtemps dans le noir. C’est un per­son­nage qui a de quoi épou­van­ter, parce qu’un per­son­nage ordi­naire, avec ses défauts, a une psy­cholo­gie, des failles, un car­ac­tère, quelque chose par où tu peux le pénétr­er, mais dans un per­son­nage comme ça, par où veux-tu entr­er ? Il a tout, il est par­fait dés la nais­sance. La pire chose qui puisse arriv­er, c’est de figer le per­son­nage en héros, et c’est ce que j’ai fait au début, d’ailleurs. Comme je te l’ai dit, je n’ai pas fait beau­coup de théâtre, alors tout d’un coup, me trou­ver en face d’un per­son­nage qui est un héros, un demi-dieu, un per­son­nage mythique comme dans les sagas alle­man­des ou comme Achille …

M. M. : Tu t’es inspiré de ces per­son­nages ?

V. M. : Pas du tout. Parce que c’est telle­ment grand tout ça, que je ne savais pas quoi faire. En plus, il y avait cette grande nou­veauté du tra­vail avec Brook, et le fait qu’il ne donne pas de direc­tives. Ce qui s’est donc passé, c’est que je n’ai pas abor­dé du tout le per­son­nage, je ne l’ai pris nulle part. J’ai com­mencé, com­plète­ment per­du, en face de cette chose immense, et en avançant dans le noir, petit à petit, j’ai com­pris, ou je suis en train de com­pren­dre, la chose suiv­ante, et c’est ça, je crois, en quoi con­siste le tra­vail de Brook, c’est que je dois petit à petit le rap­procher de moi, et non pas essay­er d’aller vers quelque chose d’im­mense.
Tel que je suis, je ne peux pas être un héros, mais si tu le vois aus­si comme un être humain, alors tu peux com­mencer à tra­vailler plus tran­quille­ment. Un jour, j’é­tais com­plète­ment dans le noir, et Brook a dit, pas directe­ment à moi : « Penser jouer un dieu, c’est être fou ». C’est peut-être à par­tir de cette phrase qui m’a telle­ment frap­pé que j’ai com­mencé le chemin con­traire. Essay­er de vivre avec des sen­ti­ments, des sit­u­a­tions. Tout le tra­vail qu’on a fait, c’est peut-être que j’es­saie de me ren­forcer moi-même pour recevoir un per­son­nage comme Arju­na.

M. M. : Mais, en même temps, ce n’est pas ton moi quo­ti­di­en qui appa­raît sur scène, c’est un moi gran­di, tu en fais juste­ment un héros, il en a l’én­ergie et l’am­pleur…

V. M. : Il a l’én­ergie d’un être humain qui se bat, qui s’en­gage dans des sit­u­a­tions. Mais pour le reste, je ne sais pas. Ce n’est pas comme au ciné­ma où je vois ce que je fais, ici je ne sais rien de ce que je fais. Mais peut-être que ce long tra­vail qu’on a fait sur soi-même, et le tra­vail physique très dur nous a aidés à devenir meilleur, c’est un mot un peu facile, un peu stu­pide aus­si, mais je n’en vois pas d’autre.

M. M. : Comme une ascèse …

V. M. : Oui, il y a de ça. Peut-être que par ce tra­vail on s’est ren­con­tré à mi-chemin, le per­son­nage et nous, car je ne par­le pas seule­ment de moi, tout le monde a fait ce genre de par­cours. Je me sou­viens encore d’une autre chose qu’a dite Brook, l’une de ses petites phras­es qu’il laisse tomber et qui m’a frap­pé parce que c’est quelque chose que je crois aus­si, c’est qu’on ne peut pas par­ler d’art comme ça en général, mais plutôt d’un tra­vail qui y con­duit, d’un chemin par­al­lèle en quelque sorte. Si tu fais un guer­ri­er, ça peut t’aider beau­coup de faire beau­coup d’ef­forts au niveau physique parce que ça te fait entr­er dans une dimen­sion où tu utilis­es ton corps pour com­bat­tre, c’est la même chose, alors ce tra­vail, en te faisant souf­frir, t’aide en même temps.

M. M. : En somme, ton abord du per­son­nage con­siste à essay­er de retrou­ver son chem­ine­ment intérieur, à te l’in­cor­por­er…

V. M. : Je crois que c’est ça. Ça a été un tra­vail très long et très caché, souter­rain, le tra­vail au-delà de l’en­traîne­ment physique. On n’a jamais dit : « le per­son­nage, c’est ça. » C’est un tra­vail qui con­tin­ue. Il n’y a pas si longtemps, alors que je me sen­tais com­plète­ment per­du, et c’est très dur d’être per­du à quelques semaines d’une représen­ta­tion, Peter m’a dit : « Arju­na a tra­vail­lé quar­ante ans à se pré­par­er à cette guerre, et il était pour­tant né grand guer­ri­er. Or, au moment de la guerre, il a eu peur. Toi, tu as peur, c’est nor­mal. »

M. M. : Dans la deux­ième par­tie, Arju­na entre dans une péri­ode ini­ti­a­tique qui passe par un déguise­ment en femme ou en eunuque. Tout ce pas­sage est traité dans un style comique qui tranche sur le reste. Qu’est-ce que ce déguise­ment, selon toi, une feinte comme la folie d’Ham­let, ou un par­cours spir­ituel selon lequel le guer­ri­er doit devenir son con­traire, une femme ?

V. M. : Je ne sais pas exacte­ment.
Je n’es­saie même pas de dire que j’ai com­pris Le Mahab­hara­ta, parce qu’on ne peut tout décou­vrir et avoir tou­jours rai­son. Je crois que chaque per­son­nage mon­tre dans ces déguise­ments à la fois le con­traire de sa nature, mais au fond même sa vraie nature, sa nature pro­fonde. Dhar­ma dit à Yud­is­thi­ra : « Vous devez vous déguis­er selon votre pen­sée la plus pro­fonde », c’est une phrase qu’on a rajoutée dans le texte. Mais j’avais tou­jours pen­sé cela. Arju­na n’est pas seule­ment un guer­ri­er, c’est un être séduisant, qui aime pro­fondé­ment la vie. Après sa péri­ode de péni­tence dans la mon­tagne, il salue la mon­tagne en lui dis­ant : « j’ai bu l’eau claire qui jail­lit de ton corps, mes yeux se sont reposés sur ta neige, sur tes ruis­seaux, je te dis mer­ci ». Il aime la nature, il aime beau­coup les femmes, et s’il les aime, c’est qu’il y a de la femme en lui ; ce déguise­ment qu’il a choisi, c’est la part douce (« gen­tile ») de sa nature, et c’est peut-être son rêve impos­si­ble, car il doit faire la guerre.
C’est d’ailleurs pour cela qu’il est un très grand guer­ri­er, et non une brute, il a peur de tuer sa par­en­té. C’est ça aus­si la pro­fonde human­ité d’Ar­ju­na, cette peur qui l’habite con­stam­ment pen­dant cette guerre de tuer son oncle Bhish­ma ou son maître Drona. Lui qui est le plus grand guer­ri­er de la terre, né pour ça, quand Drona lui dit dés la pre­mière par­tie : « tu dois me tuer », il com­prend tout à coup ce que ça veut dire cette vie de guer­ri­er, tuer même son maître. Arju­na, c’est quelqu’un qui a tou­jours ce poids sur lui. C’est la beauté, la com­plex­ité de ce per­son­nage. Krish­na est obligé de faire tuer son fils pour le pouss­er à la guerre.

M. M. : Krish­na joue pra­tique­ment un rôle de met­teur en scène vis-à-vis d’Ar­ju­na, il l’ac­couche de lui-même …

V. M. : C’est vrai, il est aus­si le met­teur en scène des autres Pan­davas.

M. M. : Dans la troisième par­tie, les per­son­nages révè­lent leur vraie nature à l’épreuve de la guerre, et en par­ti­c­uli­er dans leur mort. Arju­na, lui, ne meurt pas, mais son corps se dégrade lente­ment, cou­vert de plus en plus de boue et de blessures. C’est comme s’il se définis­sait moins par un des­tin que par un chem­ine­ment, une expéri­ence. Tout son per­son­nage n’a cesse de chang­er au cours de l’his­toire. Il com­mence par être un per­son­nage naïf, de con­te de fées …

V. M. : Oui, il bouge sans cesse. Au début, il vit tout comme un jeu, être un héros, un guer­ri­er, il le vit comme un sport. Il est riche, de famille royale, légitime, il a tout. Dans la deux­ième par­tie, il com­prend que ça ne suf­fit pas d’avoir toutes les qual­ités, il faut tra­vailler, il com­mence un par­cours ini­ti­a­tique de la vie, et dans la troisième par­tie, c’est l’af­fron­te­ment à la réal­ité de soi.

M. M. : Il le refuse longtemps cet affron­te­ment …

V. M. : C’est très humain. On a tous une rèal­itè en soi qui attend d’être accom­plie par un chemin dans lequel soit on s’en­gage, et c’est très dur, soit on passe à côté.

M. M. : En somme, tu l’as ren­du proche de toi, Arju­na, il n’est plus du tout loin­tain, ni spé­ci­fique­ment indi­en, ni dieu…

V. M. : Tu le vois d’après ce que je dis ? Je m’ap­proche de lui petit à petit. Cela paraît très naturel à dire tout cela, mais pour arriv­er à le dire, on passe par un chemin très long.

M. M. : Arju­na, con­traire­ment à Bhish­ma, Dury­o­d­hana ou Kama, n’est jamais seul. Il fait par­tie du groupe des Pan­davas, et il est assisté de Krish­na. Cela implique de pou­voir jouer dans un rap­port très étroit avec d’autres comé­di­ens. Est-ce que cela a représen­té une dif­fi­culté pour toi ?

V. M. : Cela a été, est tou­jours, une vraie dif­fi­culté pour moi. Comme je viens du ciné­ma où on joue seul, il a fal­lu que j’ apprenne à écouter les autres, à leur répon­dre, et Peter a dû me met­tre sur cette voie com­plète­ment nou­velle. Pour moi c’est une con­quête de réus­sir cet échange avec les autres, mais ce n’est pas encore acquis, rien n’est acquis.

Paris, 21 et 28 mai 85
Pro­pos recueil­lis par Mar­tine Mil­lon.

Sotigui Kouy­ate (Bhish­ma-Parashu­ra­ma)

Mar­tine Mil­lon : J’aimerais que tu te situes un peu, tes orig­ines, ce que tu as fait avant ce rôle. Tu as l’air de venir du désert …

Sotigui Kouy­ate : C’est le cas. Je viens de Oua­gadougou, cap­i­tale de l’ex-Haute-Vol­ta, un pays sahélien : au nord, il y a le désert. En remon­tant plus loin, ma famille est d’o­rig­ine mali­enne, depuis plusieurs généra­tions. J’ai fait beau­coup de séjours en France, mais je n’y reste pas, ma base, c’est mon pays. Quand j’é­tais jeune, j’ai fait beau­coup de sport, j’é­tais joueur de foot­ball, j’ai même joué con­tre l’équipe de France.

M. M. : Brook par­le sou­vent du théâtre en ter­mes d’en­traîne­ment sportif, comme celui d’une équipe de foot­ball …

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Non classé
Vittorio Mezzogiorno
Sotigui Kouyate (Bhishma-Parashurama)
Andrzej Seweryn
Yoshi Oida
22
Partager
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements