La flèche d’Arjuna

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La flèche d’Arjuna

Le 22 Juil 1985
Article publié pour le numéro
Le mahabharata-Couverture du Numéro 24 d'Alternatives ThéâtralesLe mahabharata-Couverture du Numéro 24 d'Alternatives Théâtrales
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Ces deux textes (La flèche d’Ar­ju­na et Le fleuve et la flaque) ne sont pas des textes de cri­tique. Mais des texte s de spec­ta­teurs qui témoignent de leur pre­mier con­tact avec Le Mahab­hara­ta. Nous avons voulu élargir ain­si le cer­cle, afin d’a­jouter au dis­cours sur le tra­vail l’amorce du dis­cours sur le regard. En voilà les pre­miers mots.

“O Athik­tê ! que tu es excel­lente dans /‘imminence“
Paul Valéry

Au cen­tre du Mahab­hara­ta,une scène cru­ciale : celle où l’im­mor­tal­ité de Bhish­ma (qui l’a con­quise au prix de sa stèril­itè, en promet­tant de ne jamais approcher d’une femme) com­pro­met l’is­sue de la guerre qui oppose les Pan­davas au clan de leurs enne­mis. Tant que Bhish­ma vivra, aucun des deux camps ne peut l’emporter : il faut que Bhish­ma meure. Celui-ci accepte, à con­di­tion de recevoir la flèche fatale des mains de Arju­na, le guer­ri­er par­fait, sec­ond frère du roi Yud­ishthi­ra, que Bhish­ma a élevé comme tous les cinq frères. Arju­na, hor­ri­fié, refuse : puis il se résout ; il lâchera sa flèche sur Bhish­ma.

Bhish­ma est à gauche de la scène, immo­bile dans ses longs vête­ments blancs ; il attend. Arju­na, à droite, tend son arc ; entre eux s’est placé Khrishn;:i souri­ant. Arju­na se penche en arrière, fait le geste de ten­dre la corde absente. Krish­na, sans cess­er de sourire, saisit entre ses doigts la mince baguette et avec une lenteur extrême, lui fait par­courir hor­i­zon­tale­ment l’e­space qui sèpare l’arc d’Ar­ju­na du cœur de Bhish­ma. Ce long par­cours ne dure en fait que quelques sec­on­des : un temps infi­ni, un éclair sus­pendu. La flèche se glisse sous l’ais­selle de Bhish­ma. celui-ci peut mourir.

Est-il légitime de priv­ilégi­er ici, dans une œuvre théâ­trale immense, un moment, une action, de si courte durée ? Peut-être que non ; sauf si l’on con­sid­ère qu’une grande œuvre est un tout organique, dont chaque par­tie n’est qu’un frag­ment métonymique. Plus encore : chaque moment d’une grande.œuvre est peut-être comme une image de celle-ci en réduc­tion, son micro­cosme, de même qu’un miroir brisé reflète une infinité de soleils (autant que de morceaux) et non l’im­age frag­men­tée de celui-ci. Tou­jours est-il que la ques­tion de l’in­stant, et de son traite­ment artis­tique — l’in­stant comme bas­cule­ment entre deux mon­des ‑n’est si angois­sante que parce que nous ne pou­vons pas ne pas y lire la ques­tion de la mort, et du « coup » par où le sujet s’abolit dans ce qu’il voudrait pré­cisé­ment saisir. Tous les arts, à leur manière, s’y sont affron­tés : la pein­ture en sai­sis­sant le geste d’a­vant l’in­stant ; la danse ; la pho­togra­phie en immo­bil­isant l’in­stant ; le ciné­ma, par le ralen­ti. Mais c’est tou­jours de la mort qu’il s’ag­it. L’arc est bandé, le corps de Saint Sébastien offert, la flèche va par­tir. La flèche d’Ar­ju­na part : mais elle n’ar­rive pas, pas encore. Remar­quons que l’arc lui-même et le geste sont styl­isés : arrachés à leur réal­ité, à leur nat­u­ral­itè, sur lesquelles ils con­quièrent leur vérité, qui demande du temps. Le lâch­er de la flèche, vers quoi tout con­verge, et l’in­stant foudroy­ant de la mort, sont sus­pendus : le délai s’in­stalle. En vérité, pas trop longtemps : car cette sus­pen­sion, si elle était main­tenue et pro­longée indéfin­i­ment nous ren­ver­rait à la stéril­ité et à l’a­por­ie du « para­doxe éléa­tique ». Si le mou­ve­ment de la flèche (comme celui d’Achille pour­suiv­ant la tortue) est divisé en un nom­bre infi­ni de par­ties, la flèche et Achille ne peu­vent attein­dre leur but : ni Achille rat­trap­er la tortue, ni la flèche percer le cœur de Bhish­ma. Ce qui compte donc, c’est d’établir un temps dans lequel le temps lui-même devient dif­fèrent : et de faire naître l’an­goisse, et de voir le geste s’ac­com­plir, et de ne pas le voir s’ac­com­plir. Sus­pens déli­cieux et mor­tel au cours duquel la mort accep­tée devient désir­able, en s’of­frant à notre vue, à notre saisie, à notre com­préhen­sion.

Ain­si, est don­né à voir ce qui d’or­di­naire ne peut être vu. Analysant la nou­veauté philosophique de la pho­togra­phie, Wal­ter Ben­jamin soulig­nait, dans sa capac­ité à saisir ce qu’il appelle « l’in­con­scient de la vue”, la réso­lu­tion d’une énigme aus­si vieille que l’hu­man­ité : com­ment percevoir (saisir) un mou­ve­ment dans son ensem­ble si chaque moment est trop rapi­de pour être perçu ? (De même, pour Leib­niz, que le bruit de la mer est fait de notre per­cep­tion incon­sciente du bruit inaudi­ble des mil­lions de vaguelettes qui la com­posent). La pho­togra­phie man­i­feste alors le pou­voir de ren­dre vis­i­ble ce qui était passé inaperçu, ce qu’on n’avait pas eu le temps de voir — ou plutôt de savoir qu’on avait vu.

Car on l’avait bien vu. Encore fal­lait-il en être con­scient. L’acte théâ­tral que j’ai choisi de décrire réalise juste­ment à la per­fec­tion cette mon­tée du vis­i­ble à la con­science : en ce sens, s’il s’ac­corde admirable­ment avec tout ce que l’on sait de l’art de Peter Brook, dans ce spec­ta­cle comme dans toute son œuvre. Arrachant le vis­i­ble à la brume infra-per­cep­tive, il lui ouvre le domaine de la saisie lucide, et donc de l’in­tel­li­gi­bil­ité — sen­si­ble et spir­ituelle à la fois.

L’in­stant ray­on­nant de la mort est illu­miné du sourire de Krish­na : économie extrême des moyens (de fines baguettes de bois); beauté du corps de l’archer ; flèche « qui vibre et vole et qui ne vole pas » éti­rant son par­cours — temps sus­pendu — sourire et mort mêlés : puis l’ac­tion reprend son cours, le mythe rede­vient de la vie, l’épopée achève de se trans­former en drame.

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