Les étapes du projet

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Le 31 Oct 1989

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Avant pro­pos :

Il est des des­tins ou des ren­con­tres qui por­tent mys­térieuse­ment en eux les ger­mes d’un accom­plisse­ment à venir. Ain­si en est-il du des­tin qui devait amen­er Thier­ry Salmon à se retrou­ver prophète en Ital­ie, avant que dans sa pro­pre patrie. Et tout au bout de cette Ital­ie, qu’il décou­vrit avec sa com­pag­nie belge à Milan en 1983, il y a Gibel­li­na, per­due entre les ter­res cul­tivées et les ruines. C’est là qu’on le retrou­ve, cinq ans plus tard, avec une com­pag­nie inter­na­tionale (cepen­dant com­posée à nou­veau d’un noy­au orig­i­naire de son pays).
Il était facile d’avoir foi en Fastes/Foutes, dans le hangar où, au milieu des draps pen­dus qui sen­taient la lessive, avait pris corps cette saga zoli­enne revis­itée avec un sens de la choral­ité que l’on avait con­nu chez des groupes aimés et dis­parus, et avec la fraîcheur des gestes imprévus qui renouaient avec le réal­isme. Il était facile alors de prédire, comme je l’ai fait, que cet événe­ment lais­serait dans les mémoires une trace pro­fonde et indélé­bile. Et de fait. si l’Y­magi­er Sin­guli­er s’est dis­sout rapi­de­ment, l’e­sprit qui l’an­i­mait, nour­ri par l’in­tu­ition d’une méth­ode et par le mag­nétisme qui émanait de l’én­ergie mise en œuvre, cet esprit a con­tin­ué d’habiter le met­teur en scène, et allait demeur­er la source créa­trice con­stante d’im­ages sin­gulières. Il n’é­tait prob­a­ble­ment pas aus­si facile d’avoir foi en l’a­vant-poste belge débar­qué à Milan il y a six ans, comme à la pour­suite d’une étoile filante, emprun­tant en sens inverse le chemin des par­ents émi­grants d’un de leurs com­pagnons, et con­va­in­cu de pour­suiv­re une mis­sion qui le cat­a­pul­tait à cet endroit pré­cis. Pourquoi êtes-vous venus juste­ment ici, ai-je demandé au pre­mier détache­ment de jeunes gens qui envahis­sait mon bureau ? Ils étaient envoyés par 1d ieu sait qui pour obtenir des infor­ma­tions, des ren­seigne­ments, des adress­es, mais aus­si pour expli­quer à un représen­tant de la presse de cet autre pays ce qu’ils voulaient, par­don, ce qu’ils devaient répéter et jouer là en créa­tion mon­di­ale. Leur dis­cours était fasci­nant. sans doute, mais la cause de leur déter­mi­na­tion me parais­sait inex­plic­a­ble. Pourquoi juste­ment ici, alors qu’il n’ex­iste pas de pub­lic pour des pro­jets de ce genre, pas de·lieux atyp­iques pour des spec­ta­cles, la sit­u­a­tion, bouchée, mar­gin­al­isant les minorités non con­ven­tion­nelles ? Parce que nous pen­sons que c’est ici l’en­droit juste, répondaient-ils. Mais pourquoi croyez­ vous ça ? Parce que. C’est sûr que c’est ain­si. Ils doivent être fous, pen­sai-je. Et je me dis aus­si qu’ils avaient sans doute dû faire fausse route, comme sou­vent, égarés par leurs rêves et leurs désirs. Mais ils reve­naient sou­vent, même si je ne leur don­nais rien d’autre que quelques infor­ma­tions, quelques ren­seigne­ments, une adresse, en échange de ces chimères qu’é­taient leurs pro­jets. A chaque fois les types changeaient, ou du moins quelques-uns d’en­tre eux, et je n’ar­rivais pas à savoir si c’é­tait une règle du groupe, ou s’ils voulaient par là prou­ver leur nom­bre et mon­tr­er à quel point ils y croy­aient tous, déploy­ant ain­si les rets de leur séduc­tion. La foi, dit-on, peut être con­tagieuse. Ils étaient beaux. Vis­ages durs, mâchoires décidées, yeux ardents qui vous regar­daient droit dans les yeux. Aujour­d’hui encore, alors que beau­coup me sont devenus des présences famil­ières, néces­saires, c’est ain­si que j’aime les voir, super­posant à leur image actuelle ces pre­miers regards, encore bril­lants de curiosité.
De curiosité ou de folie ? Quand ils sont arrivés, après quelques mois, en me racon­tant qu’ils avaient trou­vé le lieu qu’ils cher­chaient, hors de la ville, dans une usine désaf­fec­tée (mais ils avaient pu, non sans mal, obtenir un accord avec une com­pag­nie de chemins de fer pour y amen­er les spec­ta­teurs…), je capit­u­lai, et je les crus. Cer­taine­ment. ils étaient fous, mais ils savaient faire des mir­a­cles.

Qu’im­porte ensuite qu’il n’y ait eu à ces quelques représen­ta­tions que quelques spec­ta­teurs ? Ces quelques-uns ont divul­gué le secret. Qu’im­porte encore que l’Y­magi­er se soit dis­sout ? Les images, je le répète, seront restées, et auront con­tin­ué à se répan­dre.
Quand, peu de temps après, je fus appelé à diriger le secteur théâ­tral de la Bien­nale de Venise, j’in­vi­tai Thier­ry et Serge pour leur com­man­der un spec­ta­cle. La recherche d’un lieu, à nou­veau atyp­ique, s’é­tait focal­isée sur les couloirs et les cham­bres de l’hô­tel vis­con­tien de Mort à Venise. Le pro­jet était cen­tré sur un groupe de per­son­nes de milieux dif­férents, séparées par leurs orig­ines et leurs langues divers­es, Mais l’en­tre­prise évolu­ait à grand-peine. Car cette époque cor­re­spondait à un moment de crise pour le groupe. Et aus­si parce que, comme je l’ai com­pris plus tard, Thier­ry Salmon a besoin de beau­coup de temps pour laiss­er décan­ter ses idées, et pour leur per­me­t­tre d’ar­riv­er seules à mat­u­ra­tion ; ou pour cap­tur­er les élé­ments réels de l’ex­is­tence emmêlés dans la toile d’araignée des pro­jec­tions de la fic­tion : il est néces­saire de les laiss­er repos­er.
Quand, quelques années plus tard, m’est échue la direc­tion artis­tique des Ores­tia­di di Gibel­li­na, je savais que Thier­ry désor­mais sans l’Y­magi­er — y créerait un spec­ta­cle. Gibel­li­na était une petite ville sicili­enne de cinq mille âmes, dans les mon­tagnes non loin de Tra­pani (gibel en arabe sig­ni­fie mon­tagne), qui tut détru­ite en 1968 par un trem­ble­ment de terre et recon­stru­ite dans la plaine, à vingt kilo­mètres de là. Mais recon­stru­ire doit aus­si vouloir dire chang­er quelque chose ; et le pari d’un maire inspiré, Ludovi­co Cor­rao, était de chang­er le mode de vie des habi­tants. Ceux-ci, du reste, en changeant de lieu de rési­dence, avaient renon­cé à l’él­e­vage des mou­tons et restreint leurs activ­ités agri­coles pour se diriger vers les fab­riques et le ter­ti­aire. Mais le maire a de plus imag­iné la ville nou­velle faisant la part belle aux artistes, con­stel­lée d’ar­chi­tec­tures auda­cieuses et de sculp­tures pré­cieuses. Et sur les ruines de l’an­ci­enne ville, pour garder vivante la mémoire col­lec­tive, il a pen­sé au théâtre. C’est ain­si que le mythe de l’Ores­ti­ade, recréé par un poète en sicilien, y fut évo­qué, comme une tra­ver­sée de l’his­toire tour­men­tée de cette île, antique et immuable, telle la force implaca­ble de son soleil. .
Mes pro­gram­ma­tions pour les Ores­tia­di sont ensuite allées vers d’autres mythes proches de cette terre, ressus­ci­tant Didon et Empé­do­cle, Oedipe et Pros­er­pine, à tra­vers des textes récents ou antiques (mais pour nous inédits) de poètes d’o­rig­ines divers­es, revis­ités par de jeunes met­teurs en scène et de jeunes com­pag­nies. Ces pro­jets ont tou­jours réu­ni et des gens de spec­ta­cle et des musi­ciens de renom, car le thème se devait aus­si d’être, en réponse à la vio­lence des élé­ments naturels, celui de l’u­nion entre les arts.

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