Rêves, poèmes, savoirs mort-nés,
formez une pyramide.
et que mon œuvre y gravisse
un escalier de mensonges.
En lettres d’or sur le sommet :
fuir la douleur
fuir le remords.
(PEER GYNT. Acte V)
Les vrais riches ne souffrent
plus du tout.
(Cal, COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, scène VII).
« Combat de nègre et de chiens »
Une, pièce dont l’intrigue est apparemment réduite au minimum : un ouvrier noir a été tué sur un chantier, son frère vient réclamer le corps, et personne ne peut le lui rendre. Quand la pièce commence, l’action a déjà été jouée, et toute la représentation restera suspendue à l’attente d’un geste très simple, banal en d’autres circonstances, ici devenu impossible.
Devant cette situation, les personnages n’ont, semble- t‑il, plus qu’une arme : la parole. C’est avec les mots qu’ils voudront se défendre, différant au plus tard des aveux trop lourds et incertains. La scène de leur impuissance va se peupler de la foule de leurs accidents de langage : une parole répétitive, obsessionnelle va s’installer et les mettre à nu, plus crûment qu’aucune intrigue n’aurait su le faire.
Une pièce située aux frontières du théâtre, si l’on pense que le théâtre c’est l’action. Mais justement l’action, ici, c’est la parole, une parole active et déchirée, fissurée, empruntée, une parole qui ne cesse de vouloir cacher la peur et contourner les pensées secrètes que l’on n’ose même pas avoir.
Un territoire d’angoisse et de solitude, dit Bernard Koltès. Oui, mais aussi un théâtre comique où l’enjeu est d’échapper à l’enjeu, où tout est fait — efforts misérables, mensonges à soi-même, lâchetés — pour fuir le problème simple qui est posé dès la seconde réplique du texte et qu’on ne peut ni résoudre ni contourner : rendre ce corps, mais aussi vivre, et pou,·quoi pas, pendant qu’on y est, com- prendre l’Afrique.
Et voici Cal et Horn saisis de l’envie féroce de ne pas se mettre en danger ni de passer pour des idiots, évitant résolument tous les problèmes qu’ils n’ont pas les moyens d’affronter : ces gens-là tirent depuis longtemps déjà à découvert sur le compte de leur existence. Alors, absence de pré- méditation, vie au jour le jour, à la minute près, dans la surprise de tous les instants qui passent et les trouvent secrètement démunis, petites amnésies et distractions au fond des- quelles on n’admet de parler à l’autre ou seulement même de l’écouter que si on peut lui infliger, comme en retour, la défaite intime qu’il vous a fait subir.