Jouer les virgules et le mystère

Jouer les virgules et le mystère

Entretien avec Philippe Sireuil

Le 4 Sep 1995
Philippe Jeusette, le dealer, Christian Maillet, le client. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène de Philippe Sireuil. Photo Danièle Pierre.
Philippe Jeusette, le dealer, Christian Maillet, le client. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène de Philippe Sireuil. Photo Danièle Pierre.

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Philippe Jeusette, le dealer, Christian Maillet, le client. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène de Philippe Sireuil. Photo Danièle Pierre.
Philippe Jeusette, le dealer, Christian Maillet, le client. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène de Philippe Sireuil. Photo Danièle Pierre.
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Les pre­mières représen­ta­tions de DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, dans une mise en scène de Philippe Sireuil, ont eu lieu les 20 et 21 jan­vi­er 94, au Théâtre de Sète.

Philippe Sireuil co-dirige, à Brux­elles, le Théâtre Varia. Depuis une ving­taine d’an­nées, il a mis en scène de nom­breuses pièces d’au­teurs con­tem­po­rains (Lou­vet, Piemme, Hand­ke, Bern­hard, Emond …) et du réper­toire (Mus­set, Claudel, Tchekhov…).

Cet entre­tien fut réal­isé en décem­bre 93 à Brux­elles, au moment des répéti­tions du spec­ta­cle.

DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON est inter­prété par Philippe Jeusette et Chris­t­ian Mail­let. Philippe Sireuil signe égale­ment le décor, les cos­tumes et les lumières. Les représen­ta­tions ont eu lieu a Brux­elles, au Théâtre Varia du 17 févri­er au 13 mars 94, puis à la Rose des Vents de Vil­leneuve d’Ascq du 5 au 16 avril.

Ce spec­ta­cle du Théâtre Varia est copro­duit par le Théâtre de Sète / Scène nationale et la Rose des Vents / Scène nationale de Vil­leneuve d’Aseq, qui par­ticipent égale­ment à la réal­i­sa­tion de cette pub­li­ca­tion.

Anne-Françoise Ben­hamou :Pourquoi avoir choisi de mon­ter simul­tané­ment et de jouer en alter­nance DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON et SCANDALEUSES de Jean-Marie Piemme ?1

Philippe Sireuil : Avant tout pour faire partager au spec­ta­teur le ver­tige qu’elles ont, l’une et l’autre, provo­qué en moi à leur lec­ture ; pour affirmer, face à la frilosité du pub­lic, mon attache­ment à l’écri­t­ure con­tem­po­raine, même si a pri­ori ce qui m’at­tache à un texte n’est pas qu’il soit d’au­jour­d’hui, mais qu’il soit tout court ; pour pro­longer le tra­vail entre­pris avec un groupe d’ac­teurs et d’ac­tri­ces.

Les deux pièces agis­sent, dans mon esprit, l’une par rap­port à l’autre, comme un écho. Ayant toutes deux pour cadre la nuit — mais pas la nuit roman­tique -, elles se répon­dent en s’op­posant ; alors que DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON SE développe en taisant tou­jours l’ob­jet du désir qui sous-tend la rela­tion entre les deux hommes, SCANDALEUSES implique con­stam­ment en son sein la pas­sion qui s’avoue jusqu’à l’im­pudeur. Elles nous invi­tent, toutes les deux, à décou­vrir des ter­ri­toires de langue d’où ni l’hu­mour, ni la sauvagerie, ni la quête exis­ten­tielle, ni la beauté, ni la mytholo­gie ne sont exclus.

Chez Piemme, on ne cesse de crois­er Orphée et Eury­dice ; la parole du Deal­er de Koltés est por­teuse d’une sorte de bes­ti­aire cos­mologique.

A. ‑F. B. : Est-ce pour insis­ter sur cette dimen­sion mythologique que vous avez choisi de faire jouer la pièce dans un espace mi-réal­iste, mi-onirique, dom­iné par une stat­ue d’Her­mès ado­les­cent ?

P. S. : J’ai eu le sen­ti­ment dès ma pre­mière lec­ture de la pièce que cette ren­con­tre se pas­sait « sous le signe des dieux» ; je veux dire par là qu’elle ren­voie à un dia­logue philosophique. Elle en a la matité d’écri­t­ure très française (je ne mets dans cette con­stata­tion aucun juge­ment de valeur) ; con­sciem­ment ou incon­sciem­ment, Koltès hérite d’une tra­di­tion où s’in­scrit aus­si Diderot. Her­mès est le dieu de la com­mu­ni­ca­tion, du com­merce et des brig­ands. Si j’ai voulu qu’il soit présent sur scène, c’est pour éviter de plonger d’emblée les per­son­nages dans un univers trop réal­iste, trop ciné­matographique — c’est ce qui m’a un peu gêné dans le spec­ta­cle de Chéreau, que je n’ai vu que dans sa pre­mière ver­sion ; cette mise en scène m’avait énor­mé­ment touché, mais il me sem­ble main­tenant qu’elle ne fai­sait pas tout à fait jus­tice aux mul­ti­ples axes de cette ren­con­tre.

La dif­fi­culté de met­tre en scène ce texte tient au fait qu’il s’ag­it en apparence d’une sit­u­a­tion con­crète. Cette social­ité, qui ren­voie au réel d’au­jour­d’hui, ce qu’indique forte­ment le nom même des per­son­nages, il est absol­u­ment néces­saire d’en tenir compte ; mais sans occul­ter les autres vir­tu­al­ités de l’écri­t­ure : le rap­port au dis­cours philosophique, la référence au trag­ique et aus­si quelque chose qui tient de l’en­trée de clowns — comme Chéreau, d’ailleurs, l’a remar­qué le pre­mier ; le Deal­er et le Client ont à voir avec le Clown blane et l’Au­guste. Il y a dans la SOLITUDE une saveur, un humour, voire un comique que je trou­ve très beaux, et sur lesquels j’in­siste dans le tra­vail.

C’est à par­tir de ce con­glomérat de remar­ques un peu empiriques que j’es­saie de met­tre en scène cet objet com­plète­ment para­dox­al.

A. ‑F. B. : Quelle est la prin­ci­pale dif­fi­culté que vous ren­con­trez dans le tra­vail ?

P. S. : Pour un met­teur en scène il n’y a a pri­ori rien de plus prob­lé­ma­tique qu’un texte qui dit tout ; l’ex­tra­or­di­naire beauté de la SOLITUDE, c’est son écri­t­ure absol­u­ment explicite, sans dou­ble fond.

Dis­ant cela, je tombe moi-même dans le para­doxe car bien sûr l’ob­jet du désir est tu de bout en bout. Mais il n’est pas à définir, sauf à tomber dans une inter­pré­ta­tion réduc­trice. Lorsqu’on décou­vre ce dia­logue pour la pre­mière fois, au fur et à mesure qu’on en déroule la lec­ture, il vous vrille de l’in­térieur comme une vis sans fin qui fouillerait dans la per­cep­tion, dans la réflex­ion intel­lectuelle et sen­si­ble. Au bout du chemin, vous savez que vous vous êtes déplacé mais vous ne savez pas où vous êtes arrivé. Une mise en scène de ce texte doit tenir compte de cette sen­sa­tion immé­di­ate.

Je voudrais laiss­er le spec­ta­teur dans l’é­tat où j’é­tais à la pre­mière lec­ture, c’est-à-dire com­plète­ment inter­ro­gatif, mais comme on peut s’in­ter­roger sur le mys­tère du monde. Avec tout l’ap­pétit néces­saire et la fragilité que cela révèle. Il ne faut surtout pas clore le sens, quelles que soient les ten­ta­tions de le faire. Dans une inter­view où il évoque la genèse de sa pièce, Koltès en résume ain­si l’ar­gu­ment : deux per­son­nes se ren­con­trent et se par­lent avant de se bat­tre. Mais, en fait, la SOLITUDE s’ar­rête sur une ques­tion et je crois qu’il faut la laiss­er dans cette ouver­ture.

A. ‑F. B. : Que pensez-vous du désir de Koltès de faire jouer le Deal­er par un acteur noir. Com­ment le com­prenez-vous ?

P. S. : L’ac­teur qui inter­prète dans ma mise en scène le rôle du Deal­er n’est pas noir. Mais je n’élim­ine pas pour autant cette ques­tion d’un revers de la main — même si, pour Koltès comme pour les autres auteurs que j’ai mis en scène, je pars avant tout de l’écri­t­ure. Non que je veuille sépar­er néces­saire­ment l’écri­t­ure et l’écrivain ; mais le théâtre est tout autant la loi de l’échange que celle de l’é­cart.

 Philippe Jeusette, le dealer. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène de Philippe Sireuil. Photo Danièle Pierre.
Philippe Jeusette, le deal­er. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène de Philippe Sireuil. Pho­to Danièle Pierre.

Ce qui s’in­scrit d’abord dans le texte de Koltès, c’est la ques­tion du rap­port à l’autre. Si Koltès s’est inspiré pour le Deal­er de la fig­ure d’un blues­man améri­cain c’est que pos­er l’é­cart à tra­vers la race lui per­met de met­tre en jeu d’emblée une altérité rad­i­cale. Cela dit, il y a dans l’écri­t­ure du per­son­nage un rap­port con­stant à la non­cha­lance de l’Africain, à cette façon coulée de faire les choses qui s’op­pose à l’hys­térie fréné­tique de l’homme blanc. L’essen­tiel est peut-être dans le fait que pour Koltès, comme il le dit quelque part, quand on ren­con­tre un Noir on voit tout de suite la tragédie de l’ex­is­tence sur son vis­age … Néan­moins, dans la pièce, très peu d’indi­ca­tions explicites ren­voient au fait qu’il s’ag­it d’un Black.

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Anne-Françoise Benhamou
Anne-Françoise Benhamou est professeure en Études théâtrales à l’ENS-PSL et dramaturge.Plus d'info
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