Koltès et Succo

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Koltès et Succo

Le 19 Sep 1995
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La pre­mière « ren­con­tre » de Bernard-Marie Koltès avec le crim­inel qui lui a inspiré le per­son­nage cen­tral de sa pièce remonte au début de 1988, dans le métro parisien. Un avis de recherche com­por­tant qua­tre pho­tos de Rober­to Suc­co. Cha­cune mon­trait un vis­age telle­ment dif­férent qu’il fal­lait y regarder à plusieurs fois pour s’apercevoir qu’il s’agis­sait du même garçon. Koltès a été frap­pé par ces por­traits, par la beauté du vis­age changeant que cer­tains offraient. Plus tard, dans un jour­nal télévisé, il a vu un extrait du « show » sur les toits de la prison de Trévise. Arrêté la veille, Rober­to Suc­co avait réus­si, au cours d’une prom­e­nade, à échap­per un instant à ses gar­di­ens, bondis­sant sur un petit abri qu’il avait escal­adé pour se retrou­ver sur les toits. Plus d’une heure durant il s’é­tait adressé aux jour­nal­istes présents, avait lancé des tuiles sur les voitures des gar­di­ens et entre­pris de se désha­biller. Il avait pour­suivi son impro­vi­sa­tion sus­pendu à un câble élec­trique, qu’il avait fini par lâch­er. Venait alors la chute.

Ce qui a touché Koltès, dans ces images, c’é­tait à nou­veau la beauté du garçon, et la dimen­sion pure­ment théâ­trale que pou­vait avoir la sit­u­a­tion. C’est ain­si qu’il a com­mencé à écrire, après avoir lu quelques coupures de presse. De mon côté, j’é­tais déjà en train de tra­vailler sur l’his­toire de Suc­co. J’ai pro­posé à Koltès de le ren­con­tr­er. Il était très ent­hou­si­aste. Nous avons passé un long après-midi à par­ler de cette pas­sion com­mune. À l’év­i­dence, nous ne pour­suiv­ions pas du tout la même démarche. Tan­dis que je m’at­tachais à recon­stituer, avec l’ob­sti­na­tion d’une four­mi, l’it­inéraire réel de Suc­co, Koltès, lui, avait com­plète­ment inté­gré le per­son­nage. Le plus trou­blant est qu’il était par­venu à une extra­or­di­naire con­nais­sance intu­itive de Suc­co et à des con­clu­sions psy­chologiques qui étaient assez proches d’une cer­taine vérité. Sans emprunter les mêmes chemins, donc, nous arriv­ions à nous rejoin­dre. Mais je crois que la réal­ité noire de Suc­co, ce qui fai­sait de lui un tueur à part, sa froideur totale à l’oc­ca­sion des crimes qu’il avait com­mis, la folie infer­nale qui pou­vait l’habiter, l’in­car­na­tion du mal absolu qu’il représen­tait, n’in­téres­saient pas Koltès. Au fond, peu lui impor­tait qu’il ait été un assas­sin. Il était fasciné jusqu’à l’i­den­ti­fi­ca­tion. Peut-être était-il déjà au-delà de la mon­stru­osité.

Nous nous sommes revus et je lui ai don­né quelques infor­ma­tions sup­plé­men­taires. Je lui ai racon­té com­ment la jeune fille qui avait per­mis d’i­den­ti­fi­er Suc­co l’avait d’abord désigné sous le nom de « Juce ». Qu’en­suite, elle s’é­tait rap­pelé que « Suc­co » sig­nifi­ait « jus (de fruit)» en ital­ien, d’où sa con­fu­sion. Les jour­nal­istes, qui ne con­nais­saient d’ailleurs pas cet épisode, avaient écrit tan­tôt « Suc­co », tan­tôt « Zuc­co ». Koltès pre­nait des notes sur des petits bouts de papi­er. Je lui ai rap­porté d’autres détails de ce genre et lui ai fait écouter un enreg­istrement sup­posé être la voix de Suc­co, qui dis­ait : « Être ou ne pas être. Ça, c’est ce prob­lème. Je crois que… Il n’y a pas de mots, il n’y a rien à dire. (…) Bon, un an, cent ans, c’est pareil. Tôt ou tard, on doit tous mourir. Tous. Et ça… ça fait chanter les oiseaux, les oiseaux, ça fait chanter les abeilles, ça fait rire les oiseaux. »

A cause de la mal­adie de Koltès, j’avais hésité à lui faire enten­dre ce mono­logue dés­espéré. Mais c’é­tait une sorte de con­fir­ma­tion du per­son­nage que lui pressen­tait. En le décou­vrant, il a été boulever­sé. Quelque temps après, il m’a envoyé son texte avec un petit mot d’ac­com­pa­g­ne­ment où il était ques­tion de « l’im­por­tance » de ce doc­u­ment. Effec­tive­ment, il l’avait en par­tie glis­sé dans la scène VIII, inti­t­ulée « Juste avant de mourir ». Koltès me dis­ait aus­si qu’au moment de m’en­voy­er cet exem­plaire, il se trou­vait « entre deux grands voy­ages ». J’ai voulu l’ap­pel­er pour par­ler de sa pièce. Il était déjà mort.

Pas­cale Fro­ment est jour­nal­iste, auteur du livre JE TE TUE. HISTOIRE VRAIE DE ROBERTO Suc­co ASSASSIN SANS RAISON pub­lié aux Édi­tions Gal­li­mard, Col­lec­tion Au vif du sujet, 1991.

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