Je ne suis pas de ceux qui traînent seuls dans les rues et qui se font agresser par les voyous.
LE RETOUR AU DÉSERT
Rien de plus ténébreux, en définitive, que l’étrange transaction définie par Koltès en tête de DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON sous le terme de « deal ». Trafic inavouable, sans équivalent homologué dans la langue française et qui emprunte la métaphore commerciale comme forme à la fois la plus primitive et la plus complexe de l’échange. Le mot fait appel aux mêmes genres de valeurs que la notion de « l’honneur » dans le théâtre de Corneille. Il trace la même ligne de partage entre les lâches et les héros, les bourreaux et les victimes et nul ne peut s’y dérober. Comme le duel cornélien, le deal est le moment d’affrontement décisif où se révèle la trempe des personnages et la trame de leur destin.
Le face à face
DANS LA SOLITUDE combine avec virtuosité les diverses acceptions du mot et ses enjeux philosophiques.
Le Dealer s’apparente en premier lieu au commerçant dont il dévoile les pratiques sous l’aspect caricatural du banditisme organisé. Qu’il s’embusque dans l’ombre, ou qu’il surgisse du dehors, comme dans QUAI OUEST, l’homme d’affaires suscite une méfiance légitime : est-il gendarme, est-il voleur ? Quel désir inconnu vient-il combler ou réprimer par sa présence ? Il ne tolère aucun refus qui menacerait sa fonction, annulerait sa raison d’être, « comme des points de sus- pension au milieu d’une phrase ». Les tirades se répondent du tac au tac, comme des couplets de vaudeville. Le Dealer doit surmonter la perversion du Client qui cherche son plai- sir dans la contradiction au lieu de le trouver dans l’échange.
Du commercial à l’érotique, la transition est immédiate. Sous couvert de négoce, un puissant marie offre ses services à une vierge mélancolique qui s’enveloppe de pudeur. Mais la chasteté ne s’emmitoufle que pour mieux être mise à nu. La jouissance de la brute est de lever les interdits, de débusquer le trouble sous les atermoiements de la coquette, d’obliger le désir à se nommer, avec la précision chirurgicale d’un personnage de Marivaux. Le Dealer fait office de ra- batteur : il transforme la répulsion qu’il inspire en fascination pour l’obscur.
Plus le désir est informulable, plus il sollicite l’aveu. Entre le Dealer et son patient s’engage bientôt une relation de type analytique. Le Client a beau vouloir rester sur les hauteurs, ne pas dévier de la ligne droite, fermer les yeux, une attraction irrésistible l’entraîne vers les bas-fonds, le cloue au sol et infléchit la courbe de sa trajectoire. Il se perd dans son labyrinthe intérieur, remâche des souvenirs refoulés. li se voudrait transparent comme le verre d’eau, mais le
regard de l’interlocuteur fait remonter la boue. C’est lui finalement qui doit vider son sac et étaler sa marchandise sous l’œil impavide du guetteur qui le pousse jusque dans ses retranchements :
« Devant le mystère, il convient de s’ouvrir et de se dévoiler tout entier, afin de forcer le mystère à se dévoiler à son tour ».
La confrontation des deux hommes fait irrésistiblement penser au surgissement de l’Autre dans la conscience de soi, dans la PHÉNOMÉNOLOGIE de Hegel :
« Un individu surgit face à face avec un autre individu ».
Pour s’affirmer comme essence indépendante de la matérialité des choses, Je doit risquer sa propre vie en menaçant celle de l’autre. La quête de la reconnaissance de soi aboutit à la lutte à mort.
« Deux hommes qui se rencontrent n’ont pas d’autre choix que de se frapper avec la violence de l’ennemi ou la douceur de la fraternité ».
Tout l’intérêt de la démonstration est dans le renversement perpétuel qui mène inéluctablement du refus au consentement, du calme à la colère, de la peur à la provocation. La lenteur du Dealer, sa feinte humilité, sa bonhomie fonctionnent comme un piège. C’est un jeu de rôles tout prêt à s’inverser :
Méfiez-vous du marchand.
Méfiez-vous du client.
Le Dealer est un pédagogue. Sa mission est d’expliquer le genre d’obligation qui lie le créancier au débiteur. Qu’enseigne-t-il à coups de taloches, comme un père à son fils, sinon la fatalité du commerce, la loi de la circulation :
« Il est obscène de donner et obscène d’accepter que l’on vous donne gratuitement ».
La mise en scène de Chéreau respecte parfaitement l’ambiguité de la dernière réplique. Quand la bagarre commence, le match a déjà eu lieu, le sang a coulé, l’échange est accompli.
Le sexe des anges
LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS est une première ébauche de cette crise de langage où le héros koltésien tente de sortir de l’impasse du solipsisme en affirmant son droit à l’existence, à la différence et à l’amour. Confession imaginaire dans un espace utopique — l’oasis d’une chambre, un car- ré d’herbe dans le désert — avec un destinataire qui se dérobe. La parole est une agression. Pour être recevable, la de- mande doit se dissimuler sous l’offre, la pauvreté sous le sophisme (« ce n’est pas toujours celui qui aborde qui est le plus faible »). L’étranger ne réclame pas l’aumône (« ni feu, ni cigarette, camarade, ni argent, pour que tu partes après !») ; c’est lui qui invite, qui offre un café, sa protection, un remède à la misère universelle (l’alliance internationale des paumés). Vertigineux tourniquet d’histoires qui tâche de conjurer la solitude inexorable, de retarder le temps, d’interrompre l’hémorragie du sens :
« Je ne bougerai plus … Je veux m’expliquer une bonne fois … Je veux gueuler … »
L’expérience du monde est malheureuse. Sans argent, sans travail, sans chambre, l’étranger ne peut même pas revendiquer ce qui le constitue, transformer son exclusion en privation volontaire (« L’usine, moi, jamais ! »). Il est pourchassé, traqué, déménagé, poussé au cul par toutes les institutions — politiques, syndicales, techniques — qui s’efforcent d’enrôler les réfractaires, de limiter les espaces de liberté. Le monde entier semble être passé du côté de l’ordre, collaborer allègrement à l’éradication de tout ce qui n’est pas co- pie conforme. De sorte qu’il est difficile de ne pas être broyé par la machine.
La métaphore de la sexualité intervient ici pour désigner la violence du politique qui asservit corps et âme le sujet aux contraintes économiques. Le travailleur se fait baiser, se fait niquer, se fait rentrer dedans par le clan des baiseurs patentés, les tueurs, les violeurs, les entubeurs, les tringleurs planqués qui s’obstinent à détourner son énergie sexuelle au profit de la production. Le désir est le moteur du monde et c’est en refusant le piège du sexe, le clinquant de la marchandise, que l’individu a une chance d’échapper à cet immense orgasme totalitaire. La seule défense du pauvre, dans un monde en folie, c’est l’abstention, la sécession, la continence provisoire, quitte à espérer la rencontre improbable « d’un ange au milieu de ce bordel ».
Un monde sans pitié