Fin de partie

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Le 19 Mai 1991

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Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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LE design et le kitsch sont incon­testable­ment les styles de l’époque, son « aveuglante » esthé­tique. Lorsque je dis « aveuglante », je veux seule­ment indi­quer que la dom­i­na­tion du design et du kitsch est telle­ment mas­sive et évi­dente qu’ils ne font tout sim­ple­ment plus ques­tion. Autrement dit l’art sem­ble être défini­tive­ment débar­rassé de son frayage avec la vérité pour n’être plus qu’orne­men­tal. Mais ce « n’être plus » restric­tif est au fond déplacé. Après tout, l’aventure de l’art comme « mise en œuvre de la vérité », son his­toire comme proces­sus d’autonomisation qui débute avec le XIXe siè­cle, est trop courte et pour­rait bien aujourd’hui être défini­tive­ment arrivée à sa fin. Une fin sans achève­ment et sans des­ti­na­tion toute­fois. Une par­en­thèse qui se ferme en ayant peut-être lais­sé échap­per l’essentiel. Au demeu­rant il faudrait remon­ter un peu plus avant encore et faire com­mencer ce qu’il est con­venu d’appeler le tour­nant esthé­tique de l’art avec la nais­sance de l’esthétique comme dis­ci­pline de la philoso­phie vers le milieu du XVI­I­Ie siè­cle lorsque se posa la ques­tion de met­tre à l’abri, sinon de sauver, le sen­si­ble de ce que O. Mar­quard a appelé la sur­tri­bunal­i­sa­tion du monde par suite de la sécu­lar­i­sa­tion de la cul­pa­bil­ité. C’est sous l’ef­fet de l’historicisme nais­sant, autre con­séquence majeure de la sur­tri­bunal­i­sa­tion, et de la révo­lu­tion de 1789, qu’eut lieu la révo­lu­tion esthé­tique du Roman­tisme et du Clas­si­cisme alle­mand. Schiller, dans la suite de Kant, se don­nait alors pour tâche de sur­mon­ter les con­tra­dic­tions inhérentes à la vie en société et au pro­grès « qui a tou­jours dévelop­pé le poten­tiel de lib­erté en même temps que la réal­ité de l’oppression » (Rousseau) par l’é­d­u­ca­tion esthé­tique de l’homme. Vers 1850, Baude­laire, sous l’effet du chemin de fer et de l’exposition uni­verselle des marchan­dis­es, pen­sa l’esthétique en tant qu’expérience « d’une moder­nité qui, dans l’expérience-choc du Nou­veau ne prend plus ses dis­tances que vis-à-vis d’elle-même, engen­drant de la sorte sa pro­pre antiq­ui­té et lais­sant l’historicisme se muer en un esthétisme qui dans l’espace du « musée imag­i­naire » dis­pose libre­ment de tout ce qui appar­tient au passé » (H.R. Jauss). Le troisième tour­nant étant celui de l’avant-garde ou le mod­ernisme reprenant à son compte les mots d’ordre des avant-gardes poli­tiques appelle à la réal­i­sa­tion immé­di­ate de l’art par le biais de sa révo­lu­tion­nar­i­sa­tion et donc de sa dis­so­lu­tion dans la vie. Ce mot d’ordre là encore est d’abord celui de l’art comme expéri­ence et il sup­pose de toute façon de pren­dre au sérieux le motif de l’art comme chose dupassé tel Hegel, prin­ci­pale­ment, l’avait pen­sé. Au reste, il s’agissait chaque fois de sauver l’art de « la belle apparence » et d’en faire un « organon de la philoso­phie ». En tous les cas, que ce soit comme « mise en œuvre de la vérité » chez Hei­deg­ger ou comme énigme de la vérité en tant qu’instance néga­tive per­me­t­tant de dénon­cer la con­tre-vérité idéologique chez Ben­jamin ou chez Adorno, l’art a été chargé de sup­pléer aux « impos­si­bil­ités spé­ci­fiques d’une réflex­ion con­sciente (celle de la philoso­phie) pour ren­dre présente une vérité qui con­duit l’effort de pen­sée à ses lim­ites » (R. Buh­n­er).

En résumant ain­si, très som­maire­ment, le procès de l’autonomisation de l’art, qui est aus­si celui de sa déter­mi­na­tion par l’esthétique, je ne fais que soulign­er mélan­col­ique­ment, c’est-à-dire à la manière de Baude­laire ou de Ben­jamin, les grandes lignes d’une clô­ture. Clô­ture de la tra­di­tion philosophique, donc des con­vic­tions, des asser­tions, des métaphores de cette tra­di­tion. D’autres, peut-être avec rai­son, ten­tent le coup de force d’ignorer cette clô­ture pour relancer la philoso­phie du côté de Pla­ton, de redéfinir la philoso­phie comme théorie de la con­nais­sance en la « dé-poéti­sant » du moins en s’attachant à con­tr­er sa dérive esthé­tique. Mais « dé-esthé­tis­er » l’art, hormis le fait qu’il faudrait tout de suite alors par­ler d’autre chose, revient en réal­ité à défaire sinon à détru­ire ce qui lie l’art à la vérité, à dépren­dre par con­séquent l’art de la pen­sée — même si, comme chez Niet­zsche, il se donne comme affir­ma­tion de l’illusion et du men­songe. Cet art « naïf » qui n’est plus req­uis de se sub­stituer à la dépense ou au sacré comme chez Bataille, d’ouvrir la langue au sus­pense du passé et du sen­ti­ment comme chez Tchékhov ou Proust, de don­ner à enten­dre dans la langue la dis­tance et l’attente de l’hôte ain­si que Kaf­ka le fit avec l’allemand .… cet art donc, qui sans être inno­cent n’a pour­tant pas besoin de se jus­ti­fi­er, a déjà tri­om­phé sous l’espèce orne­men­tale et déco­ra­tive. D’où logique­ment aus­si le retrait de la sphère du « vis­i­ble » de ceux qui ten­tent de main­tenir ouverte la ques­tion de l’art — geste qui serait, comme par sur­prise, com­mandé une ultime fois par la propo­si­tion « sen­ti­men­tale ». Mais, tout au fond, la con­tra­dic­tion à l’œuvre dans la prob­lé­ma­tique même de l’art avait déjà été éprou­vée par Richard Wag­n­er. Son idée trag­ique du Gesamtkunst­werk inclu­ait à la fois, en effet, le bruit et le spec­ta­cle, mais aus­si l’invisible et le silence retirés dans le secret de la mélodie infinie. L’intériorité, la sub­jec­tiv­ité étant, depuis Beethoven, un lieu lit­térale­ment hors de portée. Un espace à l’abri du juge­ment, du regard et de l’entendement — hors de portée de l’accusation, donc invis­i­ble, introu­vable, con­scient-incon­scient en même temps. (Incon­scient n’est, bien enten­du, pas du tout à enten­dre ici au sens de Freud, qui pré­cisé­ment con­stru­it son con­cept sur le refoule­ment de l’accusation …).

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