Ça bouge encore

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Le 10 Juin 1991

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Mettre en scène aujourd'hui-Couverture du Numéro 38 d'Alternatives ThéâtralesMettre en scène aujourd'hui-Couverture du Numéro 38 d'Alternatives Théâtrales
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I. 1980 – 1990. Sur les scènes d’Eu­rope, de grands artistes pro­duisent des chefs-d’œu­vre somptueux : Stein monte L’ORESTIE, Chéreau LE RING, Brook LE MAHABHARATA, Vitez LE SOULIER DE SATIN, pour ne citer qu’eux. On s’habitue à ce que de grands spec­ta­cles soient lux­ueux. En France, les salaires des acteurs mon­tent en flèche. 81 a fait ren­tr­er de l’ar­gent. Chéreau n’est plus le seul à tra­vailler à coup de dépens­es somp­tu­aires. Tout le monde veut faire de l’opéra, presque tout le monde en fait. Jean-Pierre Thibau­dat écrit dans Libéra­tion que lorsqu’une jeune com­pag­nie dis­pose de cinquante mille francs, elle ferait mieux d’acheter une belle voiture et de faire une virée : pour cinquante mille francs aujourd’hui, vous n’avez plus rien, alors à quoi bon ? C’est une boutade, bien sûr, une boutade du début des années 80.1

Des esthé­tiques conçues dans la jubi­la­tion de la polémique, enfan­tées dans le désir d’une révo­lu­tion des formes (et pas seule­ment des formes), arrivent à matu­rité. Elles s’épanouissent et s’institutionnalisent. Des voix se taisent qui attribuaient au théâtre un rôle poli­tique, celle de Gilles Sandi­er par exem­ple. D’ailleurs, une relève au moins est man­i­feste : celle, dans la presse, de la cri­tique dra­ma­tique. Elle a cessé d’être dom­inée par les con­nais­seurs en lit­téra­ture. Faut-il s’en féliciter ? De toute façon, on ne s’intéresse guère aux auteurs con­tem­po­rains dans cette péri­ode. Roger Blin, qui n’a jamais cessé de les décou­vrir et de les met­tre en scène, crée ses derniers spec­ta­cles puis meurt dans une cer­taine indif­férence. À la fin de la décen­nie, la dis­pari­tion de Simenon boule­verse la presse lit­téraire, qui pleure unanime­ment la perte d’un génie ; mal­gré quelques « unes » mémorables (son côté pho­togénique n’échappe à per­son­ne), Beck­ett, en s’éteignant, n’a droit qu’à des hom­mages très con­venus. L’époque est plus à Mai­gret qu’à Mal­one.

La danse, que cha­cun s’accorde à trou­ver « dynamique », telle­ment plus dynamique que le théâtre, est plus vertueuse que lui. Au prix, il est vrai, d’une cer­taine exploita­tion des danseurs, dont l’anonymat garan­tit les pré­ten­tions mod­estes. Le « retour des acteurs », quant à lui, prend par­fois les allures d’une revanche économique. Alors on monte des mono­logues, beau­coup de mono­logues. Et les Cen­tres dra­ma­tiques nationaux ne dédaig­nent pas non plus, en fin de sai­son, les pièces à deux ou trois per­son­nages. Cela per­met de se pay­er, le jour venu, une star de ciné­ma. L’ennui, c’est qu’elle n’a pas tou­jours le temps de répéter (voir Depar­dieu dans TARTUFFE). Dans les années 70, le rite de pas­sage pour un met­teur en scène, c’était la con­fronta­tion au texte clas­sique. Dans les années 80, ce qui fait un « grand », c’est de diriger une star.

II. 1991.
Ils ont aujourd’hui autour de trente-cinq ans 2 ; ils ont tout juste con­nu Mai 68, mais cer­tains d’entre eux se sont éch­inés à le refaire pen­dant toute leur ado­les­cence ; ils ont eu vingt ans pen­dant la fin sin­istre du septen­nat de Gis­card ; ils ont vu la rup­ture de l’union de la Gauche, pen­dant que les anciens du gauchisme com­mençaient à se plac­er dans une société qu’on n’appelait pas encore civile, mais déjà plus bour­geoise ; ils sont entrés sur le marché du tra­vail alors que le chô­mage se général­i­sait ; ils sont devenus met­teurs en scène au moment où un âge d’or du théâtre jetait ses derniers feux.3

On s’est longtemps dés­in­téressé d’eux, leurs aînés étant des con­tem­po­rains cap­i­taux dont il ne fal­lait nég­liger ni un fait ni un geste. Ce qui explique en par­tie qu’on ne les décou­vre que peu à peu. S’ils sont encore peu con­nus, c’est aus­si, sans doute, qu’ils n’ont pas cher­ché à se situer dans le champ de l’arc majeur. Leur pro­pos ne cherche pas à tout prix l’universalité. Ils s’en méfieraient plutôt, préférant même pren­dre le risque de l’anecdotique, du banal, du gra­tu­it, de l’éphémère, de l’insignifiant. D’où des goûts plus éclec­tiques, une curiosité plus vive en matière de textes. L’auteur n’est plus pour eux une cau­tion ni un pré­texte. Jouan­neau, Chan­tal Morel, Cantarel­la ont prou­vé que la créa­tion d’une pièce con­tem­po­raine pou­vait être l’occasion d’un tra­vail véri­ta­ble de mise en scène, autant qu’un clas­sique.

Cather­ine Anne invente une chéchér­aclicé raf­finée, cock­tail sub­til de pudeur et d’impudeur pour des pièces qui sem­blent sor­ties d’un jour­nal intime. D’un exer­ci­ce de style bril­lant, mais lim­ité, de Ludovic Jan­vi­er, MONSTRE VA. Robert Cantarel­la fait sur­gir un éton­nant moment de théâtre, par une util­i­sa­tion vir­tu­ose de l’espace minus­cule de l’Atalante. Chris­t­ian Schiarec­ci ne met pas moins de soin à faire enten­dre Har­ald Müller qu’Euripide ; c’est d’ailleurs la même actrice, Agache Alex­is — elle aus­si met­teur en scène — qui joue Rosel et Médée : l’une n’est pas moins mythologique que l’autre, par la grâce d’un tra­vail scénique qui fait de la pièce un peu uni­voque de Müller un fasci­nant kaléi­do­scope du social ; tan­dis que la tragédie grecque, dans une suite de séquences dis­sem­blables et sai­sis­santes, démul­ti­plie l’énigmatique fig­ure fémi­nine de Médée. Après Pinget et Bern­hard, Jouan­neau, met­teur en scène de LE BOURRICHE ET MAMIE OUSCAT, pièces qu’il a écrites, puis Gooot.

Que le texte soit majeur ou ne le soit pas n’est pas décisif dans la démarche de ces meneurs en scène. D’ailleurs, leur dis­cours est plus volon­tiers auto­bi­ographique que cul­turel ou poli­tique. Ce nar­cis­sisme peut agac­er ; force est de recon­naître aus­si à ces meneurs en scène une cer­taine forme d’humilité : ils ne se veu­lent plus des prophètes ni des héros, moins encore des chefs. La prise de pou­voir sur l’auteur, sur l’acteur, sur l’institution leur paraît incon­grue, étrangère à la logique de leur tra­vail.

L’intérêt pour les arcs plas­tiques man­i­feste chez beau­coup d’entre eux (Robert Cantarel­la a été scéno­graphe, François Tan­guy des­sine ses spec­ta­cles, Chris­t­ian Schiarec­ci éla­bore ses mis­es en scène avec un archi­tecte devenu son déco­ra­teur) n’a rien à voir avec la con­sti­tu­tion d’un théâtre d’images. Elle n’existe qu’étroitement asso­ciée à la plas­tique du jeu d’acteur : une recherche dif­férem­ment ori­en­tée mais per­cep­ti­ble chez eux, de la gestuelle par moments mécan­isée des acteurs de Stéphane Braun­schweig jusqu’aux pieds crispés, baro­ques, superbes de Serge Mag­giani sur le plan incliné du LABOUREUR ET LA BOHÈME. Les danseurs sont passés par là. Ils ont mon­tré qu’un espace nu pou­vait pal­piter au sim­ple frémisse­ment d’un corps. Alors ces meneurs en scène accor­dent leur préférence au vide, priv­ilégient les scènes abstraites, imag­i­nent des machines à démul­ti­pli­er l’émotion.

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Anne-Françoise Benhamou
Anne-Françoise Benhamou est professeure en Études théâtrales à l’ENS-PSL et dramaturge.Plus d'info
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