De l’arbre aux étoiles : une cosmogonie poétique.

Entretien

De l’arbre aux étoiles : une cosmogonie poétique.

Entretien réalisé par Jean-Claude Lieber

Le 26 Juin 1991
Marief Guittier, David Warrilow, Pieral. MINETTI. Photo B. Enguerand
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Jean-Claude Lieber : Tu as tou­jours con­sid­éré L’HYPOTHÈSE, MINETTI et EN ATTENDANT GODOT comme une trilo­gie dra­ma­tique. Peux-tu expli­quer le lien entre ces trois pièces ? Com­ment en as-tu conçu l’idée ?

Joël Jouan­neau : Le choix de ces trois pièces s’est fait dans le temps où nous achevions L’HYPOTHÈSE avec Da­vid War­rilow, ce n’é­tait donc pas un choix préal­able. Tout sim­ple­ment parce qu’en tra­vail­lant sur Pinget, il m’ar­rivait de par­ler de Bern­hard et de Beck­ett.
L’axe essen­tiel de la trilo­gie, c’est le verbe « être » , voilà, se pos­er la ques­tion du verbe « être » à tra­vers ces trois textes qui me sem­blent totale­ment axés sur ce verbe-là. Le confé­rencier Mar­tin, l’ac­teur Minet­ti, les vagabonds Didi et Gogo sont des gens qui n’ont rien, ils n’ont que leur peau, leur sac de peau diraient les moines Zen, et à par­tir de là ils se po­ sent tout sim­ple­ment la ques­tion de l’être, aus­si bien de l’être en soi que de l’être plané­taire ou cos­mique.
Donc c’est à ce verbe-là que je voulais me frot­ter dans les trois pièces. Alors dans ma tête les textes se mélan­gent un peu. Il se pour­rait très bien que Mar­tin dise « Godot, Godot, où se trou­ve Godot ? » et qu’à la ques­tion « Allons-nous en — On ne peut pas — Pourquoi ? » la réponse soit « On attend l’au­teur ». Et que l’ac­teur Mi­netti qui attend à Flens­burg le direc­teur de théâtre soit en train d’at­ten­dre Godot ou que Didi et Gogo atten­dent le directeur du théâtre. Je crois que les trois pièces approchent la même ques­tion : l’ex­is­tence est-elle réal­ité ou fic­tion ? Mortin déclare son « manque de foi total en l’existence ». Minet­ti décide de faire de sa mort une repré­sentation théâ­trale. Et Vladimir con­clut la pièce par « je ne sais plus quoi penser » , ce qui est tout à fait mon cas. A la fin de la trilo­gie, c’est tout ce que je peux con­clure. Mais c’est peut-être là ce qui rassem­ble Beck­ett et Pinget et Bern­hard. Pour moi, c’est là le plan exis­ten­tiel ou, si tu veux, méta­physique.
Ensuite cette trilo­gie a un mê­me passeur : War­rilow. Là, deux élé­ments font le lien. C’est d’abord une ques­tion biographique. Dans les trois pièces, il y a mon grand père qui dans mon enfance a été pour moi une sorte d’ini­ti­a­teur à la vie et à la mort et avec qui je con­tin­ue de dia­loguer, bien qu’il soit mort depuis long­ temps. Ce qui fait qu’il y aura tou­ jours en moi l’en­fant et le vieil hom­me et que le pas­sage à l’âge adulte ne s’est jamais fait, mais ce n’est pas plus mal. Donc il y a ce lien-là et David est l’in­car­na­tion de ce grand père, je con­tin­ue le dia­logue à tra­vers lui. Et puis il y a Pros­pero, une fig­ure théâ­trale qui tra­verse les trois pièces, Pros­pero, c’est-à-dire Fré­goli ou le magi­cien, celui qui m’a expliqué dans le théâtre que le temps est une illu­sion et le pou­voir aus­si puisqu’il l’a­ban­donne à la fin de la pièce. LA TEMPÊTE est à mes yeux la plus belle pièce du réper­toire, mais je crois que je ne la mon­terai jamais parce que j’ai tou­jours l’im­pres­sion d’être en train de la met­tre en scène. Dans MINETTI, c’é­tait très clair, puisque j’avais mis Cal­iban et Ariel à côté d’un Pros­pero de Dinkels­bühl, un Pros­pero de ba­zar. Quant à Vladimir, il est vrai­ment attaché à son arbre avec ce sable bleu autour comme Pros­pero à son île. De son côté, Estragon est une sorte de Cal­iban qui se trans­forme en Ariel dans la sec­onde par­tie. Pour L’HYPO­THÈSE, ça marche moins bien parce que je n’y avais pas encore pen­sé con­sciem­ment à ce moment-là. Il ne reste de Pros­pero que le côté magi­cien, illu­sion­niste. Mais il n’y a ni Cal­iban ni Ariel. A moins que ce n’ait été moi durant le tra­vail.
Voilà pour moi le lien entre les trois textes en dehors du fair qu’ils sont d’une rad­i­cal­ité absolue. Ils nous oblig­ent à nous inter­roger sur le fair théâ­tral. Quand on les lit la pre­mière fois, on se dit qu’on ne peut pas faire de théâtre avec ça. Mais c’est juste­ ment ce que je trou­ve intéres­sant : sa­ voir pourquoi on ne peut pas et pour­ quoi mal­gré tout c’est du théâtre.
Dernière chose enfin dans les trois pièces, une réflex­ion sur l’ac­teur à par­tir de cette phrase de MINETI : « L’ac­teur, l’artiste, le fou, l’e­scroc, le funam­bule de la corde sen­si­ble, le ter­roriste de l’art ». Et ça, c’est exacte­ment la déf­i­ni­tion des trois person­nages, aus­si bien de Mortin que de Minet­ti et Vladimir, et j’e­spère bien être aus­si tout ça à la fois, un artiste, un fou, un escroc, un funam­bule de la corde sen­si­ble, un ter­ror­iste de l’art. Du moins c’est mon but.

J.-C. L.: Ter­ror­iste, escroc, on reste un peu en porte-à-faux. Est-ce que ne transparaît pas aus­si à tra­vers tous ces per­son­nages et à tra­vers tes mis­es en scène une vraie générosité ;

J. J. : Mais quand je dis escroc, c’est dans un sens extrême­ment posi­tif, le sens de magi­cien. Er quand je dis funam­bule de la corde sen­si­ble, c’est sans doute pour par­ler de la ten­dresse que j’ap­porte aux per­son­nages. Je leur trans­mets toute l’hu­man­ité de mon grand père ou peur-être la mien- ne je ne sais pas. Je suis quelqu’un qui a mis trop de temps avant de pou- voir faire état de ses sen­ti­ments et qui ne revien­dra jamais plus en arrière. J’ai con­nu de par mes orig­ines paysannes un monde muré où la ten­dresse était refoulée, cachée et j’ai mis longtemps à dépass­er cet inter­dit. Alors peut-être que cela entraîne aujour­d’hui un flot sen­ti­men­tal. Et non seu­lement je ne le renie pas mais j’ai dé­cidé de ne jamais endiguer ce flot-là. Et sur ce point, je me sens très proche de Roland Barthes qui dis­ait dans LE PLAISIR DU TEXTE et dans FRAGMENT o’uN DISCOURS AMOUREUX qu’il y a une sorte de ter­ror­isme con­tre le sen­timent dans le milieu intel­lectuel et ça je ne l’ac­cepte pas. La société ne cesse de con­stru­ire des cara­paces au­ tour de l’être humain. Lorsqu’on me reproche la ten­dresse ou mon huma­nisme, c’est comme si l’on voulait me dire : « on n’a pas le droit de se laiss­er aller à ça 1 » Or, moi, c’est juste­ment le ça qui m’in­téresse, la mise à nu de l’homme, de son obscénité. Alors évi­demment, à pro­pos de Beck­ett, ça peut cho­quer.

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Joël Jouanneau
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Joël Jouanneau est auteur et metteur en scène. À partir de 1990 et jusqu\\\'en 2003,...Plus d'info
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