« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »

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« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »

(Sur L’inquisitoire de Robert Pinget avec David Warrilow)

Le 27 Juin 1994
David Warrilow dans L'INQUISITOIRE de Robert Pinget. Mise en scène de Joël Jouanneau. Théâtre de la Bastille. Paris. 1992. Photo Michel Sarti/Enguerand.
David Warrilow dans L'INQUISITOIRE de Robert Pinget. Mise en scène de Joël Jouanneau. Théâtre de la Bastille. Paris. 1992. Photo Michel Sarti/Enguerand.
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Des loin­tains, l’homme s’a­vance le pas traî­nant. Chemin oblique, le plus long. On dit volon­tiers de la ténèbre qu’elle est insond­able. L’homme arrive-t-il vers nous au terme d’une marche infinie ? S’é­tait-il seule­ment absen­té un instant ? Une chose est cer­taine : lorsqu’il paraît, s’ar­rachant à l’ob­scu­rité, tel Sisyphe du rocher qui l’au­rait finale­ment englouti, tout a déjà com­mencé.

El si l’é­trange chaise posée à l’a­vant-scène, renonçant avec soudaineté à l’im­prob­a­ble équili­bre qui la main­te­nait trois pieds dans le vide, un pied à l’ex­trême lim­ite du plateau, piv­ote et, hap­pant l’homme qui marche comme le ferait un piège ou une trappe, sem­ble vouloir mar­quer le début du spec­ta­cle, per­son­ne, ici, ne s’en lais­sera con­ter. Tout juste ser­a­-t-on ras­suré de ce que, ce soir encore, la con­ven­tion soit respec­tée, qui dis­tribue le spec­ta­teur selon deux caté­gories, la :sec­onde exas­pérant presque tou­jours la pre­mière : les per­son­nes assis­es sans reproche dans leur fau­teuil quand l’ob­scu­rité se fait dans la salle, et les retar­dataires. Tout avait com­mencé bien avant qu’un jeune homme essou­flé ne regagne sa place dans le noir, voisin indésir­able d’une vieille dame indignée les pieds meur­tris.

David War­rilow parais­sant pour L’INQUISITOIRE, cour­bé, chargé d’ans jusqu’à être sans âge, pale­tot élimé, pan­talon à la braguette dou­teuse et charentais­es trop larges, absout le pub­lic in toto. Ici, nul n’ar­rive en retard dès lors que tous le sont déjà, mais que cela est sans impor­tance. Le temps de la représen­ta­tion est sus­pendu. Comme l’é­tait tout à l’heure dans un vide rebelle aux lois physiques la chaise où l’ac­teur est assis désor­mais.

« Oui ou non répon­dez » Voix off impérieuse, tran­chante, guil­lot­iné de la rai­son raison­neuse, inquisitrice et tri­om­phante, le monde divisé en oui et non, noir et blanc, vérité et men­songe. Mais que sait-on jamais des autre ni de soi ? Le vieux domes­tique, sous l’ac­ca­ble­ment des mille ques­tions déjà posées, des cent mille à venir, pro­duira un éclat bref d’in­sub­or­di­na­tion. « Non je ne répondrai pas je ne veux pas répon­dre madame Lemove n’es rien il n’y a rien à en dire et de me forcer à en par­ler n’a­joutera rien, c’est à moi de vous deman­der qu’est-ce que vous voulez savoir qu’est-ce que vous voulez me tir­er, je ne sais que des ragots je ne sais pas la vérité jamais » L’in­finie pal­abre prend place entre le oui et le non, dans le ressasse­ment d’une vérité qui échappe tou­jours, s’en­roule en spi­rale vers un cen­tre sans objet (l’in­ten­dant du château de Broy, pré­cisé­ment, n’a-t-il pas dis­paru?), jamais atteint.

« J’AI PLUS DE SOUVENIRS QUE SI J’AVAIS MILLE ANS »1

De l’im­mo­bil­ité de l’ac­teur assigné à sa chaise, David War­rilow fail sur­gir de plus vastes espaces qu’il peu­ple (ironie de Samuel Beck­ett inti­t­u­lant LE DEPEUPLEUR un texte qu’il écriv­it pour War­rilow) de tous les per­son­nages qu’il nomme et, les nom­mant, fait exis­ter. Ces messieurs, le larbin ou Marthe la cuisinière, Marie l’épouse décédée il y a quar­ante an, la par­en­tèle ten­tac­u­laire ou le rèseau de con­nais­sances sans borne que tisse une exis­tence dans les petites villes et vil­lages de cam­pagne, jusqu’au Dia­ble en per­son­ne, mais surtout jusqu’en haut, le dernier étage des tours, chez mon­sieur Pierre, presque absent, mon­sieur Pierre et ses étoiles. « Comme j’ai rêvé un jour un matin je me prom­e­nais dans mes petits jardins/ Poursuivez/ J’en ai pris un que je ne con­nais­sais pas et je vois Marie dans un jardin avec notre enfant et elle me dit entre entre et j’en­tre dans la cuisinière où il y avait mon­sieur Pierre /Poursuivez/ Il nous offrait à dîn­er et on avait toute la nuit pour par­ler des étoiles et une autre nuit et une autre et »

L’INQUISITOIRE de Robert Pinget, mise en scène de Joël Jouan­neau, est une réus­site par­faite. Et sans doute le bon­heur naît-il de la cor­re­spon­dance qui lie, au plus intime, le texte de Pinget et, on le nom­mera mal­adroite­ment ain­si, la « manière d’être acteur » de War­rilow. Mal­adroite­ment, puisqu’i­ci, c’est de présence à la vie bien plus que de présence scénique dont il faudrait par­ler.

L’art du comé­di­en s’éla­bore, chez War­rilow, au domaine de l’ex­péri­ence intérieure. Il s’af­firme comme droit et priv­ilège de puis­er à la source d’une exis­tence mil­lé­naire pour faire sur­gir cer­tains états de con­science. Ces états de con­science sont les per­son­nages. L’ac­teur n’in­vente rien, il met à jour ce qui est caché. Tout élant tou­jours déjà là, seule demeure la ques­tion du com­ment, com­ment y attein­dre, com­ment le faire émerg­er.

L’in­quisi­teur absent de Pinget ne serait-il pas dès lors War­rilow lui­ même, quê­teur absolu, tara­bus­tant War­rilow en marche sur ses voies intérieures ? Peut-être. L’in­quisi­teur serait-il le maître dont on peut, raisonnable­ment, penser qu’il existe ?

David War­rilow dans L’INQUISITOIRE de Robert Pinget. Mise en scène de Joël Jouan­neau. Théâtre de la Bastille. Paris. 1992.
Pho­to Michel Sarti/Enguerand.

Peul-être. On souhaite seule­ment à War­rilow que sa quête soit plus joyeuse (et sans doute l’est-elle) que le har­cèle­ment intem­pes­tif du texte de Pinget. L’analo­gie fonc­tion­nelle demeure néan­moins remar­quable. L’en­quête vaut ici comme métaphore d’une anam­nèse.

« Je suis fatigué » Derniers mots. Las­si­tude infinie. L’in­quisi­teur se tait. On soupçonne la clé­mence de n’être que très pro­vi­soire. Le mécan­isme de la chaise à ques­tions libère l’homme qui se lève, s’en retourne, le corps imper­cep­ti­ble­ment plus voûté qu’il n’é­tait tout à l’heure. Il dis­paraît, dis­paraît, hap­pé par l’ob­scu­rité du fond. Sisyphe retourne à son rocher.

On ne démon­tr­era pas ici que la fin soit absente, dif­férée ad aeter­nam en symétrie à l’o­rig­ine per­due ou immé­mo­ri­ale. On dira seule­ment que David War­rilow, cédant à une sec­onde con­ven­tion de théâtre, fait au pub­lic le don rarement offert de pénétr­er le secret. En juin 1992, au Théâtre de la Bastille à Paris, lorsque l’ac­teur vient saluer pour la pre­mière fois, son pas est encore traî­nant, vis­age inqui­et d’une rumi­na­tion som­bre et sans repos. Deux, trois et qua­tre fois, l’en­t­hou­si­asme du spec­ta­teur rap­pelle le comé­di­en à l’a­vant-scène. À chaque fois un peu moins cour­bé, plus agile, comme si l’on assis­tait, en quelque manière, à la décon­struc­tion du per­son­nage. À la fin, la course est franche, grand corps mince, ver­ti­cal, on dirait celui d’un danseur, vis­age lumineux. Et, s’é­ton­nant de ce que le même gomme ait eu mille ans tout à l’heure, on se sou­vient tout à pro­pos d’un enfant mort dont il a été ques­tion dans le texte, Et l’on saisit que, par­mi les exis­tences sans nom­bre que War­rilow cite à paraître, l’ac­teur fut celui-là aus­si bien. Nul n’est plus âgé, dit le Tao, qu’un enfant mort.

  1. Charles Baude­laire, « Spleen ». in LES FLEURS DU MAL. ↩︎

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