La paysanne de Beyrouth

La paysanne de Beyrouth

Sur « Quatre heures à Chatila » de Jean Genet, avec Clotilde Mollet

Le 26 Juin 1994
Clotilde Mollet dans QUATRE HEURES À CHAILA de Jean Genet, mise en scène d'Alain Milianti. Le Volcan, le Havre, 1991. Photo Marc Enguerand.

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Clotilde Mollet dans QUATRE HEURES À CHAILA de Jean Genet, mise en scène d'Alain Milianti. Le Volcan, le Havre, 1991. Photo Marc Enguerand.
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Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
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La voix émet une lueur. Le noir s’é­claircit le temps qu’elle par­le. S’é­pais­sit quand elle reflue. S’é­claircit quand elle revient à son faible max­i­mum. Se rétablit quand elle se tait.

Samuel Beck­ett

« JE MANGERAI de la terre », dit Clotilde. (Nous étions au début des répéti­tions de QUATRE HEURES À CHATILA, et il avait été décidé qu’elle ferait son entrée en crevant la cara­pace du plateau, comme si elle arrivait du pays des morts.) On acheta une boîte de choco­lat en poudre, elle en saisit une pleine poignée et s’é­touf­fa. Je la revois crachant devant elle la parole d’un can­céreux nom­mé Jean Genet, sous forme de petits nuages d’argile sèche, entre deux quintes de toux comme si les vibra­tions de sa voix s’ef­fritaient en pous­sière.

« C’est ta Bouche… C’est ta pau­vre Bouche mal­heureuse, pleine de terre, de graviers et de racines, et qui doit répon­dre. Tu me recon­nais ?… Com­ment, tu ne te sou­viens pas ? C’est moi qui prononçais toutes les phras­es quand tu étais vivant… ». Ain­si par­le Madani, le vieil Arabe des PARAVENTS, quand il est choisi par la Mère pour inter­préter le mort Si Sli­mane.

Blan­chot décrit la voix de l’écrivain comme une voix blanche que nous « écou­tons » au moment de la lec­ture : écrire, c’est détach­er le lan­gage dans un « all man’s land » où chaque lecteur, pour lui-même, au moment de lire, se retrou­vera seul, isolé des autres, les yeux détournés du monde vers la page où son regard se perd. La voix silen­cieuse de Genet, sans tim­bre et pour­tant si réson­nante (« Le ton n’est pas la voix de l’écrivain, mais l’in­tim­ité du silence qu’il impose à la parole, ce qui fait que ce silence est encore le sien »), il fal­lait que Clotilde la fasse son­ner. Avoir dans la gorge tous les sons con­crets, devenir les mots de la nuit, du Jour­dain, de la chaleur, des mouch­es. La voix intérieure de l’écrit endosse sans dif­fi­cultés les voix plurielles qu’elle réper­cute. Inter­dite de silence, Clotilde devait créer un écho sonore et unique, avec l’oblig­a­tion de faire bruiss­er les mots muets.

Sans doute j’é­tais seul, je veux dire seul Européen (avec quelques vieilles femmes pales­tini­ennes s’ac­crochant encore à un chif­fon blanc déchiré ; avec quelques jeunes fed­dayin sans armes) mais si ces cinq ou six êtres humains n’avaient pas été là et que j’aie décou­vert cette ville abattue, les Pales­tiniens hor­i­zon­taux, noirs et gon­flés, je serais devenu fou. Ou l’ai-je été ? Cette ville en miettes et par terre que j’ai vue ou cru voir, par­cou­rue, soulevée, portée par la puis­sante odeur de la mort, tout cela avait-il eu lieu ?

Jean Genet — QUATRE HEURES À CHATILA

Men­acée de dis­per­sion : elle dit Genet (ça lui aurait plu, ça, une jeune fille qui artic­ule les mots d’un vieil­lard); elle dit aus­si les cadavres (car pour le promeneur seul dans Chati­la, le Genet à moitié mort, seuls les cadavres sont bavards – bavards et fam­i­liers ; les vivants eux, n’ont plus rien à com­mu­ni­quer). Elle dit aus­si les fed­dayin qui peu­plent son sou­venir, elle dit les femmes pales­tini­ennes (leur voix « enfan­tine et sans fêlure »), elle pose aus­si les ques­tions du témoin égaré qui s’in­surge con­tre le scan­dale : toutes choses évi­dentes dans l’écri­t­ure, mais d’emblée impos­si­bles pour une comé­di­enne dont le des­tin est avant tout une incar­na­tion unique. Pour être à la fois neu­tre et per­son­nelle (car elle va faire taire cette voix stéréo­typée que les mythes imposent au dra­maturge poète-homo­sex­uel-voleur, elle va être elle-même, un point c’est tout), elle doit créer son pro­pre écho.

Mais alors, quel secret ? La voix, pour la comé­di­enne seule en scène et sans rien pour l’aider, ce n’est pas seule­ment le son, c’est le corps aus­si, son corps retraçant les pos­tures de cadavres décrits (ou détru­its), son corps est une voix, quand elle fige une gri­mace sur son vis­age pour hurler comme un cadavre sup­pli­cié « d’un hurlement silen­cieux et inin­ter­rompu ». Et la voix est en retour le seul organe qui pro­longe son corps dans le vide, ou l’in­vis­i­ble, et se détache sans cess­er d’ap­partenir à sa chair. La voix devient alors le regard des mots. Comme la trans­par­ente activ­ité des yeux, elle creuse une pro­fondeur dans l’e­space, et excède les lim­i­ta­tions du corps.

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