Le théâtre et l’écrit

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Le théâtre et l’écrit

« K.M. Grüber — Il faut que le théâtre passe à travers les larmes»*

Le 9 Juin 1994

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Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
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Que la masse énorme et infin­i­ment mobile des livres con­sacrés au spec­ta­cle ne fasse jamais oubli­er la jouis­sance dont ils scel­lent la mort ; que nous lisions dans la résur­rec­tion provo­quée par le savoir, ce jamais plus qui fait de tout spectacle(contrairement au livre) la plus déchi­rante des fêtes.
Roland Barthes

Il est des artistes dont il con­vient de par­ler avec une extrême dis­cré­tion, comme si toute parole, tel un corps étranger sous la peau, déclen­chait irrémé­di­a­ble­ment une irri­ta­tion, un échauf­fe­ment et finale­ment un gon­fle­ment du sens loin de la retenue recher­chée. Klaus Michaël Grüber est de ceux-là. Son théâtre appelle le silence plutôt que la glose, la sus­pen­sion du sens plutôt que son appro­fondisse­ment. Il tétanise, c’est-à-dire séduit et ter­rorise, nous fige dans la stu­peur de l’é­mo­tion brute. Par­ler des spec­ta­cles de Grüber, c’est entr­er dans l’indi­ci­ble, dans cette tor­sion du corps et de l’e­sprit qu’est la langue quand les mots vien­nent à man­quer. Écrire sur Grüber, ses spec­ta­cles et sa pra­tique, c’est s’at­ta­quer au dévoile­ment d’un secret, c’est ten­ter de s’a­vancer dans l’im­prob­a­ble d’un monde de magie.

Le livre que pub­lient con­join­te­ment aujour­d’hui les Édi­tions du Regard, l’A­cadémie expéri­men­tale des Théâtres et le Fes­ti­val d’Au­tomne fait le pari de cette effrac­tion dis­crète.
Le titre, référence aux pro­pos de Grüber lui-même : « Il faut que le théâtre passe à tra­vers les larmes », pré­pare à cette approche, lente et néces­saire, de la révéla­tion d’un au-delà du théâtre, le ravisse­ment d’une intim­ité.
Six chapitres char­p­en­tent cet ouvrage qui s’ou­vre comme un album de famille, se lit par bribes, avec le sen­ti­ment dès les pre­mières pages qu’il ne nous aban­don­nera plus, que dans les moments de doute ou de nos­tal­gie nous pour­rons le feuil­leter pour y retrou­ver, intacte, la mémoire d’in­stants fugi­tifs où le théâtre est une fête silen­cieuse et intérieure.

« La poé­tique grübéri­enne »

Tous les grands thèmes de la poé­tique grübéri­enne se retrou­vent dès les pre­mières pages du livre. On y par­le de fatigue éclairée, du luxe du mur­mure, d’é­cho à peine audi­ble, de corps engour­dis, de droit à la soli­tude, d’un théâtre à chaque instant men­acé d’ou­bli ou d’épuise­ment. Et là « où l’es­souf­fle­ment guette », analyse Georges Banu, « chaque parole compte ». Car c’est bien la parole que Grüber révèle par le tra­vail qu’il accom­plit avec les acteurs, l’e­space et la lumière. Et cette parole mar­que sou­vent la présence de l’om­bre à l’ou­vrage dans l’oeu­vre, l’om­bre comme « une pause de la lumière, un halète­ment de fatigue », l’om­bre aus­si comme la part de légende car, pour­suit Banu, « seule la légende lui per­met d’in­jecter de la sub­jec­tiv­ité et du biographique ».
Et pour­tant, impos­si­ble de par­ler d’un « style Grüber » comme le fait remar­quer Bernard Dort. Grüber, sculp­teur du silence selon la belle for­mule de Jean-Pierre Léonar­di­ni, celui qui ralen­tit les acteurs, qui invite au voy­age immo­bile est aus­sicelui qui réc­on­cilie par son tra­jet L’af­faire de la rue de Lourcine et La Walkyrie, Arra­bal et Piran­del­lo, Sur la grand’route, un Tchekhov peu con­nu joué dans une salle de répéti­tion, et le fameux Win­ter­reise d’aprés Hëlder­lin dans le stade olympique berli­nois de con­struc­tion nazie. C’est que la démarche de Grüber n’est « ni celle d’un auteur, ni même à pro­pre­ment par­ler celle d’un réal­isa­teur [mais] s’ap­par­ente ain­si à celle d’un voyageur par­ti, à tra­vers les mots et les gestes, à la recherche du théâtre » (Dort).

« Jouer avec Grüber »

« Jouer avec Grüber » regroupe des inter­ven­tions de quelquei-uns des acteurs qui ont croisé un temps le chemin de Grüber : Minet­ti, bien sûr, mais égale­ment Anna Nog­a­ra, André Wilms, Udo Samel, André Mar­con, Mar­cel Bozon­net, Jut­ta Lampe, Lud­mi­la Mikaël, Angela Win­kler, Peter Simonis­chek, Bruno Ganz. À l’om­bre dévoilée comme poé­tique dans le pre­mier chapitre répond ici, curieuse­ment, une parole sur la lumière. Mais il s’ag­it alors d’une lumière intérieure, celle qui s’ap­par­ente à la quête et à la con­nais­sance, comme cette con­fes­sion qui clôt l’ar­ti­cle de Minet­ti : « Autre chose : Grüber me con­naît prob­a­ble­ment mieux que je ne me con­nais moi-même ».
Cette propo­si­tion déjoue à elle seule toute pos­si­bil­ité de com­pren­dre le mys­tère Grüber. La rela­tion qu’il instau­re avec les acteurs appa­raît ici comme rel­e­vant de cette zone où une glob­al­ité de l’ac­teur, incon­nue à lui-même, est mise en jeu. André Wilms pro­longe ce pari en présen­tant l’ex­i­gence de Grüber comme : « Être autre chose qu’un acteur », sous­ enten­dant par là la recherche d’un ailleurs, dans la lumière et dans les mots. Ce qui fait égale­ment dire à André Mar­con que Grüber n’é­claire pas la matière, ni même l’ac­teur, mais bien la parole. C’est ce qu’il y a de plus pro­fond, enfoui au fond de l’être qui doit ray­on­ner. Et pour faire advenir cette lueur intime, Grüber cherche avec l’ac­teur à se débar­rass­er de toutes les scories qui muti­lent un texte ou un acteur, de toute cette peur qui habite et déforme les corps et les voix. Tra­vail de dépeuple­ ment proche d’un cer­tain idéal poé­tique ori­en­tal qui raré­fie le mot et le geste afin d’at­tein­dre non l’essence mais le silence. Un petit dessin de Gilles Ail­laud, représen­tant Angela Win­kler dans Antigone, dira comme les mots des inter­prètes cette recherche du haïku : trois traits et une tragédie muette s’in­vente sous nos yeux.

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