MONOLOGUES AVEC GORILLE ET ARAIGNÉES (Le Théâtre impuissant)

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MONOLOGUES AVEC GORILLE ET ARAIGNÉES (Le Théâtre impuissant)

Le 20 Juin 1994
Els Deceukelier dans SHE WAS AND SHE IS, EVEN, de Jan Fabre. Photo J. P. Stoop.

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Els Deceukelier dans SHE WAS AND SHE IS, EVEN, de Jan Fabre. Photo J. P. Stoop.
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Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
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On peut nom­mer cela hor­reur, ordure,
pronon­cer même les mots de l’or­dure
déchiffrés dans le linge des bas-fonds :
à quelque sin­gerie que se livre le poète.
cela n’en­tr­era pas dans sa page d’écri­t­ure.

Philippe Jac­cot­tet, À LA LUMIÈRE D’HIVER (Poésie/Gallimard, 1994)

MERCÉDÈS, le per­son­nage prin­ci­pal d’UNE FLAMME DANS MON CŒUR (mais sans doute faudrait-il dire plus, Myr­i­am Méz­ières, qui inter­prète le rôle, ayant elle-même écrit et pro­posé le scé­nario du film au réal­isa­teur Alain Tan­ner), est comé­di­enne de théâtre. Comé­di­enne en répéti­tion. BÉRÉNICE de Racine. Et sur la scène, la panne la plus improb­a­ble a lieu. « Que le jour recom­mence et que le jour finisse, / Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, / Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? » L’alexan­drin con­nu entre tous effacé incom­préhen­si­ble­ment et sans remède de la mémoire. Fêlure. Sous la voûte du crâne, la pierre a été ôtée qui en con­sti­tu­ait la clé, c’est l’écroule­ment de la baliv­erne (j’emprunte ici le titre d’une nou­velle de Buz­za­ti). Car plus qu’un blanc, voile opaque qui sous­trait sans ruine l’ob­jet à la per­cep­tion, c’est une béance, la trouée obscure où s’abîme soudain l’éd­i­fice entier du théâtre.

Effon­drement psy­chique de Mer­cédès et fail­lite du théâtre se répon­dent métonymique­ment. Une exclu­sion symétrique (une expul­sion plutôt, comme l’on dit d’un corps qu’il rejette une greffe dis­cor­dante) sanc­tionne la défail­lance et la défi­cience, le doute et le trem­ble­ment : Mer­cédès quitte sans retour le lieu où s’éla­bore le théâtre selon Racine, drame et dia­logues. Et l’in­sti­tu­tion n’esquisse aucun geste pour retenir ou, plus tard, ramen­er à soi l’é­garée. Comme si, entre théâtre et acteur, un lien pou­vait seul s’établir sur ce qui, ailleurs, entre médecin et patient, entre amants, fonde la rela­tion et l’échange : une con­fi­ance partagée. Mer­cédès, toute­fois, foulera une autre scène.

Strip-teaseuse sur l’estrade d’un bouge de Bar­bès. Le parte­naire de jeu, un gorille en peluche, dégradé en sim­ple acces­soire du plaisir, asservi aux égare­ments d’un corps qui puise dans le reflet de trente paire d’yeux ahuris la jouis­sance de son pro­pre spec­ta­cle. L’ob­scénité fascine et éloigne tout à la fois. ( « On sent un remu­gle de vieux dieux » , écrit Philippe Jac­cot­tet.) Ce que con­firme, s’il en était besoin, le mou­ve­ment alterné de la caméra, champ / con­trechamp, plan fixe sur le corps extasié s’ex­al­tant, par delà l’il­lu­sion, à la rhé­torique des « glisse­ments pro­gres­sifs » , plan fixe sur les regards médusés des spec­ta­teurs. (Une scène ultérieure du film pro­posera de cette séquence une lec­ture défini­tive : Mer­cédès se mas­tur­bant devant l’œil brouil­lé, affole­ment élec­tron­ique, d’un téléviseur allumé très avant dans la nuit.) Sur les vis­ages mas­culins ten­dus vers la scène, la crispa­tion est la seule gri­mace aperçue. Des gestes, rires ou sourires qui scel­lent ordi­naire­ment en ces lieux une com­mu­nauté énervée et salace, nulle trace, nulle ébauche. S’il est une sen­sa­tion qui rassem­ble ici le pub­lic debout au parterre (comme c’é­tait l’usage autre­fois clans le théâtre à l’i­tal­i­enne), c’est l’ef­froi seule­ment, la stu­peur devant la vio­lence que scan­dent les pul­sa­tions, inouïes aus­si bien, de tam­bours ryth­mant la dénuda­tion du corps : le spec­ta­teur assiste ter­ri­fié à un culte auquel il ne par­ticipe plus que par son évi­dente exclu­sion, une manière d’acte céré­moniel a lieu qui ne lui est plus des­tiné, out­repas­sant, out­rageant les lim­ites anodines de sa lubric­ité tôt éteinte. Entre les planch­es mal ajustées de la baraque de foire, le mono­logue du désir a con­vo­qué l’ob­scène.
L’in­nom­ma­ble. La mort. Dieu peut-être. Théâtre encore ? Mer­cédès l’af­firme.
« Jouer Racine, faire du strip-tease pour les immi­grés de Bar­bès, il n’y a pas de dif­férence. » S’il y a iden­tité des deux ter­mes, on sera autorisé cepen­dant à déchiffr­er der­rière le choix de Mer­cédès (le gorille de préférence à Titus, le strip-tease plutôt que la tragédie clas­sique) l’aveu d’une décep­tion.

Le mono­logue (et je veux con­sid­ér­er le strip-tease de Mer­cédès comme l’un de ses avatars, sa forme quin­tes­sen­ciée peut-être, la var­iété qui s’op­pose au réc­it du con­teur), le mono­logue dénon­cerait-il en quelque façon l’échec du théâtre bien plus qu’il n’en proclam­erait (ou n’en hâterait, selon Peter Stein) la mort Mais s’il révèle une attente déçue, quel échec objec­tive­ment ? Sans doute serait-il plus oppor­tun d’a­vancer que le mono­logue établit ses quartiers aux marges où vient s’é­chouer un pro­jet (comme le pro­jec­tile, le pro­jet peut man­quer son but), aux lieux de l’i­nadéqua­tion d’un moyen (le théâtre) et d’une fin (le dit d’un moi que dévaste le désir infi­ni).

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