Qui parle à qui quand je (tu, il) parle(s) tout seul ?

Qui parle à qui quand je (tu, il) parle(s) tout seul ?

Le 28 Juil 1994

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Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
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Écoute-moi petit mon sem­blable mon frère on croit seul être
seul il n’en est rien nous sommes
Légion
C’est pour quoi je me suis inven­té de tout voir en théâtre

Aragon

AU COMMENCEMENT, dit la légende, était le chœur ; la céré­monie devint théâtre avec l’ar­rivée d’un acteur. Un seul, d’abord – Thes­pis, peut-être, sur son char­i­ot. Nomade et mono­loguant, comme le con­teur ailleurs, comme jadis le jon­gleur médié­val aimé de Mey­er­hold, comme naguère l’artiste du music-hall, comme aujour­d’hui tel ou tel fan­tai­siste en tournée. Plusieurs mythes orig­inels s’ac­cor­dent à recon­naître dans le mono­logue l’o­rig­ine du théâtre…

Fut-il pre­mier au dia­logue, en fut-il jamais séparé ? Lin­guistes et psy­ch­an­a­lystes nous assurent que c’est impos­si­ble : pas de parole sans autre, aus­si silen­cieux soit-il. Le mono­logue ne serait-il qu’une vari­ante du dia­logue ? avec Dieu, les étoiles, soi-même… Pourquoi alors, cet entête­ment à penser au théâtre le mono­logue comme spé­ci­fique ? Sans doute parce qu’il affirme avec toute la net­teté d’un choc, avec par­fois la bru­tal­ité d’une ques­tion un peu gênante, ce face-à-face fon­da­teur que le dia­logue – celui qui se tisse entre les per­son­nages – recou­vre par­fois, ou laisse avec tact dans l’im­plicite : la mise en présence de l’ac­teur et de son spec­ta­teur. C’est struc­turelle­ment plus qu’his­torique­ment que le mono­logue est la matrice du théâtre.

En touchant sans pudeur au ressort même du plaisir théâ­tral, la dis­symétrie qui en est le fonde­ment (un qui par­le, un qui se tait ; un qui est vu, un qui voit), le mono­logue nous con­fronte sans échap­pa­toire à notre désir de spec­ta­teur. Por­tant la séduc­tion ou l’en­nui à l’ex­trême, il éro­tise, bien plus que toute forme de dia­logue, notre rap­port à l’ac­teur, à son corps, à sa voix, à sa parole. Le vieux Corneille ne s’y trompe guère lorsqu’il écrit à pro­pos d’une de ses pre­mières pièces : « les mono­logues [y] sont trop longs et trop fréquents ; c’é­tait une beauté en ce temps-là ; les comé­di­ens les souhaitaient, et croy­aient y paraître avec plus d’a­van­tage »1 ; son œuvre refoulera par la suite au nom d’un plaisir plus élaboré et plus con­ven­able cette pure offre de soi de l’ac­teur, invi­ta­tion à une jouis­sance ambiguë… Jouis­sance dont raf­fo­la le théâtre baroque, mais qui fut con­damnée par les règles et la vraisem­blance : si l’on en croit Jacques Schér­er, la dis­pari­tion pro­gres­sive du mono­logue est un des traits de la con­sti­tu­tion de la dra­maturgie clas­sique2.

Après trois cents ans de dra­maturgie fondée sur le dia­logue, voici qu’à nou­veau, aujour­d’hui, le mono­logue a la part belle. Auteurs, met­teurs en scène et acteurs le pra­tiquent assidû­ment, comme s’il y allait de l’essence du théâtre. Pourquoi un auteur comme Thomas Bern­hard accorderait-il une telle place aux artistes de cirque (domp­teurs, jon­gleurs, et autres acro­bates) si la soli­tude en scène ne lui appa­rais­sait comme la con­di­tion naturelle de l’ac­teur ?3
Et Nova­ri­na inti­t­ulerait-il POUR LOUIS DE FUNÈS son para­doxe sur le comé­di­en, s’il ne s’agis­sait pas d’esquiss­er, avec le sens de la provo­ca­tion qui le car­ac­térise, une méta­physique du one-man-show ? « L’ac­teur n’en­tre que pour s’en sor­tir, court à sa perte, vient se reper­dre tout entier chaque soir, s’épuis­er, se dépos­séder, finir. Et comme tout bon sui­cidé, sa grande école c’est le music-hall, car per­son­ne ne se sui­cide plus en scène qu’un bon artiste de var­iété. »4

Cette justesse du music-hall ou du cirque, est-ce l’in­no­cence per­due du théâtre ? Est-ce la pureté qu’il cherche à retrou­ver en revenant au solo de l’ac­teur ? Car plus que toute autre forme, le mono­logue oblige à définir avec net­teté le rap­port d’un spec­ta­cle à son spec­ta­teur. Dans le choix ou le refus de l’adresse à la salle se joue le sens même de l’acte théâ­tral. Ce qui explique que le spec­tre des représen­ta­tions monologiques soit si large, de Guy Bedos à l’OR­LAN­DO de Bob Wil­son, en pas­sant par Fab­rice Luc­chi­ni dans VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT…

Se donne-t-il le pub­lic comme inter­locu­teur ? Le mono­logue risque de dis­soudre le théâtre dans la per­for­mance ; la dimen­sion de la fic­tion résiste mal à la jouis­sance plus directe du jeu avec la salle. Ce n’est pas par hasard que les per­son­nages qu’in­vestis­sent les fan­tai­sistes (Coluche, Bedos…) sont si labiles, si frag­iles : ce sont des fan­toches qui ser­vent de faire val­oir à la présence réelle de celui qui les exhibe.

Le mono­logue prend-il au con­traire le par­ti d’ig­nor­er les spec­ta­teurs ? Il fait d’eux les récip­i­endaires d’une céré­monie ren­due à son étrangeté (si la con­ven­tion est pen­sée) ou à sa van­ité (dans le cas con­traire) : pour un spec­ta­cle qui assume la sépa­ra­tion de l’ac­teur seul et du spec­ta­teur – c’est-à-dire qui fait de la soli­tude et de l’en­fer­me­ment son pro­pos, comme récem­ment PAN THÉODOR MUNDSTOCK de Bruno Boëglin – com­bi­en d’adap­ta­tions nous ont fourni des mono­logues sans véri­ta­ble statut théâ­tral, où la ques­tion de l’adresse sem­blait évitée ou oubliée…

Il ne sera pas ques­tion ici de ces spec­ta­cles qui se situent hors théâtre – que ce soit du côté du music-hall, du café-théâtre ou de l’adap­ta­tion pure­ment lit­téraire – mais de ceux qui à tra­vers le mono­logue jouent avec la fic­tion, pensent la représen­ta­tion. On trou­vera alors à un des pôles tout ce qui ressor­tit à la dis­tan­ci­a­tion (l’adresse au pub­lic comme sus­pen­sion momen­tanée de l’il­lu­sion) ; à l’autre, les expéri­ences qui con­som­ment la rup­ture avec le spec­ta­teur comme inter­locu­teur, mais avec tant de rad­i­cal­ité, de vio­lence presque, qu’il est pour ain­si dire som­mé s’in­ven­ter une autre place : ain­si de l’ob­jet absol­u­ment clos sur lui-même qu’est ORLANDO.

Plus bâtard que d’autres spec­ta­cles de Wil­son, né d’un curieux accou­ple­ment avec une récente tra­di­tion théâ­trale (l’adap­ta­tion d’un texte romanesque), ce mono­logue affirme plus explicite­ment que jamais l’autisme comme essence de son théâtre. Le micro HF qu’Is­abelle Hup­pert utilise presque en per­ma­nence est l’in­stru­ment de la coupure avec le pub­lic : il lui per­met de s’im­merg­er devant nous – mais aus­si en dehors de nous – dans le monde intérieur de Wil­son. Voix, cos­tumes, lumière, mou­ve­ment jouent comme les com­posantes d’une unité plas­tique et ryth­mique : mal­gré l’abon­dance du texte, rien n’est fait pour nous per­me­t­tre d’en­tr­er, comme on dit, dans l’u­nivers de Vir­ginia Woolf. Ce n’est qu’en accep­tant d’en être absol­u­ment exclu, comme on l’est d’un tableau ou d’un rite incon­nu, qu’on peut goûter la beauté de ce spec­ta­cle. ORLANDO accom­plit donc magis­trale­ment ce à quoi ten­dent beau­coup de mis­es en scène de mono­logues : ce spec­ta­cle glacé nous per­met par sa per­fec­tion de mesur­er la tor­sion que le théâtre con­tem­po­rain a imposée à un genre his­torique­ment fondé sur le lien vivant (séduc­tion ou inter­pel­la­tion) de l’ac­teur et de son pub­lic.

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Anne-Françoise Benhamou
Anne-Françoise Benhamou est professeure en Études théâtrales à l’ENS-PSL et dramaturge.Plus d'info
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