« Dans ce cube gris1, on va vivre six heures par jour. Il faut vous l’approprier. Il faut que vous fassiez de ce bloc abstrait, votre machine à rêver. Profitez du soleil quand il arrive et essayez de vous laisser traverser par des choses auxquelles vous ne vous attendiez pas. »
Le metteur en scène Claude Régy, vient de planter le décor et de donner le ton d’un stage qu’il va diriger à la Maison du Spectacle, à Bruxelles, du lundi 16 mai 1994, 13 heures au samedi 4 juin 1994, 19 heures. Ce stage a été organisé par le C.I.F.A.S.2, pour treize comédiens belges et français3, choisis par Claude Régy, après deux auditions. Ils vont travailler avec le texte de Maurice Maeterlinck : LES AVEUGLES.
Le texte qui suit est une libre composition du Cahier rouge4. Un « montage » qui tente de donner sous une forme condensée et au style direct, la synthèse de 14 jours de travail. Un « aperçu » de trois semaines, durant lesquelles les Aveugles (les stagiaires), vont chercher et chercher, très souvent dans le désarroi, face au regard tendu du metteur en scène, ce grand bavard chercheur de silence qui leur demande à la fois de tout dire et ne rien dire. Tout dire et ne rien dire à la recherche du Silence…
C’EST TERRIBLE, un acteur qui parle et qui ne dit rien ! Le bruit que l’on entend à ce moment-là est nocif. Il faut que la phrase soit une nécessité. Il faut que la phrase soit un bruit neutre. La mer par exemple. Il faut que la phrase perde l’habitude du geste et de l’intonation attendus. Il faut que le silence de la phrase vous parle et nous fasse sentir l’au-delà du sens. Il faut que la vibration de la phrase soit plus importante que le sens de la phrase. Il faut retrouver la vraie nature de la phrase en draguant dans le fond toutes les possibilités. Parce que l’Aveugle dit : « j’ai peur quand je ne parle pas »5, il faudrait inventer une langue où parler n’est pas essentiel ! (Il s’immobilise un instant comme pour arrêter du même coup les faux mouvements ou suspendre le geste juste.) Nous n’avons toujours pas atteint ce que nous cherchions mais ce n’est pas grave, c’est fréquent, puisque l’essentiel de ce que nous sommes est dans ce monde qui nous échappe. « Le sens du mystère, c’est d’être tout le temps dans l’équivoque, dans les double, triple aspects, des soupçons d’aspects (images dans images), formes qui vont être, ou qui le seront selon l’état d’esprit du regardeur. Toutes choses plus que suggestives, puisqu’elles apparaissent. »6. Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas l’atteindre qu’il ne faut pas le chercher et que ça vous empêche de faire du théâtre. Nous cherchons le secret que nous ne pouvons exprimer dans nos limites humaines, mais nous cherchons, avant toutes choses, toutes les petites issues de secours possibles qui nous permettraient de sonder ce secret sans nous obliger de trouver le courage, sans nous obliger de faire l’effort redoutable d’aller au-delà de nos limites. Alors, on déraille très vite vers le flou, l’imprécis, et avec l’intuition moyenne de ceux qui hésitent, on lance quelque chose en se disant : « Ça va faire l’affaire ! ». Il n’y a pas de recette, ni d’intonation, ni de commentaire, ni de jugement. Pour qu’il y ait tout, il faut qu’il n’y ait rien, mais il ne faut pas que ça vous décourage de faire du théâtre. Songez ! Songez à votre mémoire et essayez de vous souvenir du temps d’avant la haine, ce temps inabordable d’avant la parole. (Il se décontracte doucement pour agripper l’ourlet de son veston, se tire tout entier vers l’arrière et croise ses mains dans le dos. )Essayez de retourner au paradis pour trouver le bonheur de la mort parce que, comme vous le savez, il y a une communication incessante entre la vie et la mort et chaque phrase est comme un clignotant qui rend visible l’infiltration de la vie dans la mort ou l’inverse et Munch aimait à mettre en relief la liaison entre la vie et la mort. « La chaîne s’établit » écrivait-il « et relie les milliers de générations disparues aux milliers de générations à venir » et la femme – notamment chez Munch – sert à transmuter et à trouver la voie vers le divin, le divin c’est‑à dire la dimension qui nous dépasse, je vous le répète, la femme aide les hommes à ça (soupirs et fatigues), la femme aide les hommes à être plus que des hommes (pleurs et rires) parce que, en même temps que vous travaillez sur la mort vous travaillez sur l’acte créateur et l’acte qui ouvre la possibilité sur la création, c’est ce qui fait qu’on n’arrive plus à parler car parler n’aide pas à comprendre comme parler n’aide pas à se souvenir, puisque la parole en même temps qu’elle nous aide, elle nous limite et nous oblitère ; je vous assure encore une fois puisque vous n’avez pas l’air d’y croire que lorsque vous arrivez à créer une matière muette ça devient très intéressant er vous vous approchez de la vérité. (Soupirs et fatigues). La vérité, je veux parler de cette chose informulable qui doit pouvoir vous ébranler à un moment ou à un autre. (Rires et pleurs). Je sais que nous ne sommes pas physiquement équipés pour vivre l’éternité mais ça ne doit pas vous décourager de faire du théâtre et puisque « Il y a quelque chose entre le ciel et nous »7, essayons d’entendre les étoiles et de chercher le soleil… D’ici une huitaine de jours, ça ira mieux ! On ne va pas reprendre. J’ai trop parlé. Vous devez dormir. À demain !