Lettre à une actrice.

Lettre à une actrice.

Le 26 Déc 1994

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Lettres aux acteurs-Couverture du Numéro 46 d'Alternatives ThéâtralesLettres aux acteurs-Couverture du Numéro 46 d'Alternatives Théâtrales
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CHERE ANNA

Tu me dis que ton Hed­da Gabler te donne bien du mal ! Hé, oui, elle te donne du mal, tu n’es pas la pre­mière à souf­frir, Hed­da c’est une ban­quise, une mon­tagne, un océan, il faut se la faire si j’ose dire ! Une pis­seuse, dis-tu dans ta let­tre, elle me file con­stam­ment entre les doigts, elle m’évite puis elle me per­cute, par­fois, j’ai la cer­ti­tude d’avoir été volontaire­ment égarée par elle, roulée dans la farine, per­due au coin d’un bois. Bien ! Excel­lent ! Tant mieux ! La résis­tance du texte est tou­jours un bon signe. Et puis jouer ce n’est tout de même pas élu­cider un cas. Si ta bonne femme est obscure, joue-la de façon à ce que cette obscu­rité nous intrigue nous spec­ta­teurs, ce n’est pas un cas clin­ique, ta Hed­da, et tu n’as pas de diag­nos­tic à pos­er. Cool, ma fille, ta pis­seuse est un sphinx depuis cent ans et c’est pour cela qu’elle intéresse encore le monde. Le mys­tère d’un per­son­nage est tou­jours plus intéres­sant que sa clarté, et on n’en fait jamais trop pour don­ner épais­seur et chair à ce mys­tère. Mais hélas, une fois sur deux, le monde du théâtre est fait de colleurs d’é­ti­quettes : Hed­da Gabler est destruc­trice, Oth­el­lo jaloux, Lady Mac­beth ambitieuse, Lulu per­verse, j’en passe, et ils col­lent les colleurs, ils col­lent une triste psy­cholo­gie, ça ennuie, ça déprime et ça ne révèle rien à per­son­ne, sinon ceci : dans la pop­u­la­tion théâ­trale, la crasse men­tale est chose aus­si bien partagée qu’ailleurs. Mais je ne vais pas com­mencer à m’én­erv­er sur la paresse des gens de théâtre, et sur celle de ton met­teur en scène en par­ti­c­uli­er, tu sais que là-dessus je suis intariss­able. Et puis aus­si, que dia­ble es-tu allée faire dans cette galère ? L’ar­gent d’ac­cord, gag­n­er sa vie est respectable et je n’ai cer­taine­ment aucune leçon de morale à te don­ner. Sais­ tu ce qui me met de mau­vaise humeur ? Pas que tu tra­vailles avec lui, non, ce qui me tue c’est qu’il n’y a pas une let­tre où tu n’es­saies dis­crète­ment de me sug­gér­er qu’il n’est certai­nement pas ter­ri­ble ce met­teur en scène, mais que, en défini­tive, à l’usage, il n’est tout de même pas aus­si mal qu’on le croy­ait ! Anna, Anna, me faire ça à moi ! Il est nul, point à ligne ! Nul ! Nul ! Une pen­sée au ras des semelles, un grand vide avec une cul­ture de car­ton pâte, une sen­si­bil­ité de bête repue, on peut juste lui laiss­er une cer­taine manière de bouger le cul, sans honte et sans ver­gogne, car à la guerre comme à la guerre ! Alors, si tu n’aimes pas le chô­mage, si tu veux aller en vacances à Tokyo, si tu as envie de faire repein­dre ton appart (il en a grand besoin par ailleurs), si tu veux amass­er pour jouer en bourse ou jeter ton argent par les fenêtres, tra­vaille avec ce rigo­lo, mais ne m’in­flige pas la douleur de tes aveugle­ments. Il n’y a pas de vie sans merde, et quand on a les deux pieds dedans, faut pas laiss­er croire que ça sent le gazon frais. Donc, oublie le bègue qui te dirige et prend les choses en main, je suis sûr qu’elle sera belle ton Hed­da et qu’Ib­sen sera fier de vous deux. Obscur­cis, dérobe, cache, ruse, mul­ti­plie les facettes, déploie les con­tra­dic­tions, rends-nous joyeux à l’idée du mys­tère, dis ce qu’elle est, ce qu’elle aurait pu être, ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle a été, ce qu’elle ne sera jamais plus, voilà du pain sur la planche. Bien sûr, une fois de plus, tu auras l’air d’une mar­ti­enne dans la pro­duc­tion, mais tu sais com­bi­en j’ap­pré­cie cette étrangeté : un bon acteur ne doit jamais hésiter à mon­tr­er en scène qu’il est beau­coup plus malin que ce qu’on lui a demandé de faire. À con­di­tion que ce soit le cas, évidem­ment ! Le théâtre n’a que faire des accords apeurés, des soumis­sions molles, des fra­ter­nités hyp­ocrites. Il a besoin de belles grandes résis­tances et notam­ment de celle du comé­di­en. Je ne par­le évidem­ment pas de guer­res de tranchée, de chi­canes, de con­tes­ta­tions bou­tiquières, de pinail­lages rase-mottes, je par­le d’une action belle et grande, celle par exem­ple du comé­di­en qui sur le plateau peut mon­tr­er dix façons de faire une chose là où on lui en demandait une. Ça, c’est la classe ! Je me méfie des héros du bistrot et de la canette, mais j’aime l’ar­ro­gance d’un méti­er bien fait, j’aime qu’elle s’é­tale, qu’elle désta­bilise, qu’elle brûle et qu’elle blesse, qu’elle oblige l’autre à se recom­pos­er et à mobilis­er ses éner­gies extrêmes. La pre­mière fois que je t’ai vue c’é­tait lors d’une répéti­tion d’un Wedekind, tu te bat­tais con­tre la voie trop étroite où tu inscrivais toi-même ton per­son­nage. Tu as essayé cent fois comme un âne obstiné qui tire fierté de son obsti­na­tion, tu as mis à mal le plan­ning, tu as exas­péré tout le monde autour de toi, plus on te dis­ait, « c’est bien, Anna, c’est bien, qu’est-ce que tu veux de plus ? » , plus je voy­ais mon­ter en toi l’en­vie de leur enfon­cer dans le crâne l’œu­vre com­plète de l’au­teur. Puis je suis par­ti, et lorsque j’ai vu le spec­ta­cle à la pre­mière, j’ai com­pris qu’à force d’obstina­tion, tu avais atteint ce que tu cher­chais. Bien sûr, comme tout tra­vail mag­nifique­ment exé­cuté, ça avait l’air d’être un tra­vail nor­mal. Dans le grand art, per­fec­tion et sobriété vont sou­vent de pair, puis l’es­broufe ce n’est pas vrai­ment ton genre. Et com­ment ce joy­au fut-il reçu ? Oh, bien, oui, bien sauf que les trois quarts de la salle n’avaient rien remar­qué de par­ti­c­uli­er (en général, les spec­ta­teurs aiment beau­coup les acteurs qui tran­spirent, les suant, ceux qui cri­ent, qui remuent, qui hys­térisent, qui se dépensent vis­i­ble­ment), quant à la cri­tique, elle par­la certes élo­gieuse­ment de ta presta­tion, mais à la manière d’un gourmet moyen qui n’ar­rivera jamais à faire la dif­férence entre le bon et l’ex­cep­tion­nel. Qu’im­porte ! Le monde est le monde, n’en conçois ni regrets ni aigreur. Les gens aigris m’in­sup­por­t­ent, ils essaient tou­jours de vous faire pay­er la note de leur idéal­isme. Ils vous la col­lent sous le nez ; paie, dis­ent-ils, pour toutes les illu­sions que j’ai eues, paie le prix fort de ma mau­vaise humeur pour mes chimères assas­s­inées. Et merde, mon vieux, moi, je n’ai pas vrai­ment l’in­ten­tion de pay­er pour toi, va au dia­ble avec tes aigreurs !

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Jean-Marie Piemme
Auteur, dramaturge. www.jeanmariepiemme.bePlus d'info
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