« Dédie ces paroles, à ce que tu ne comprends pas dans la vie, à tout ce qui passe sous tes yeux et que tu ne vois pas.
Paul Auster,
Dédie ces paroles à l’impossibilité de trouver un mot qui égale le silence à l’intérieur de toi. »
ESPACES BLANCS
SI SEULEMENT j’avais su qu’il ferait si chaud dans ce trou quand je me suis levée… peut-être que je ne me serais jamais levée. Je pense que tout vient de là : je me suis levée !
Pourtant, quand, la veille, nous sommes arrivés au théâtre, la fraîcheur de la petite bonbonnière à l’italienne était le cadeau du jour. Dans ce frais-là, attendre était un plaisir. Le bâtiment était encore vide, et l’écho de nos pas nous revenait multiplié :
« Nous partîmes trois mais arrivâmes cinq cents. »
Les sons voyageaient du parterre au paradis, grimpaient le long des cordages, montaient comme la caméra de Welles dans CITIZEN KANE. Au bout de la trajectoire sonore, en gros plan, j’étais sûre de voir nos régisseurs, perclus d’ennui, accrochés au bastingage des passerelles. Le nez en l’air, je recadrais encore les passerelles quand l’un des régisseurs vint me frapper à l’épaule gauche :
— C’est là, là d’dans qu’on t’mettra ! Ah, Ah !
«Là, ah, ah ! » , une trappe qu’il entr’ouvrait au premier plan. Un trou sombre comme une tombe. Un réduit avec une chaise gui prenait toute la place, des ressorts, de la paille, des mites, des… « T’inquiète ! On va t’arranger ça. Y a tellement longtemps, qui aurait jamais cru qu’on l’ouvrirait encore, cette trappe.» Qui aurait jamais cru en effet ?
— Tu travailles ?
— Oui !
— Dans un théâtre ?
— Oui !
— C’est payé ?
— Oui !
— Bien ?
— Oui !
— Honore bien ton contrat.
— Oui !
Au téléphone, ma mère était contente. Depuis le temps que le théâtre est ma préoccupation essentielle, et, qu’à force, les contingences sont devenues les siennes :
«Mais l’art n’a pas de prix ! », c’est ce que je lui disais, « Oui mais le lard en a un » , c’est ce qu’elle répondait. Au téléphone, ma mère était si contente qu’elle s’est installée dans son contentement à bascule, elle y tricote des espoirs de laine, et rien ne l’en délogera.
Depuis le temps que je travaille « dans le théâtre » sans n’avoir jamais pu lui expliquer ce que j’y fais, maintenant, couchée le corps en croix, couchée sur le plancher au premier plan, couchée la tête dans le trou, je peux crier dans les entrailles du théâtre :
Je suis souffleur.
Qui dit que la fonction est tombée en désuétude?!
Georges Duhamel en personne, s’est déjà assis dans ce trou. Oui, je suis contente d’avoir signé trois mois plus tôt dans le bureau de l’administratrice du théâtre avec la plume en or un contrat gui, tout droit, peut me mener, comme Duhamel, du trou à l’Académie Française, avec les médailles et les honneurs et la Marseillaise et le Président de la République et, peut-être… Non, je suis contente d’avoir signé, et le corps en croix, je peux continuer à crier dans les entrailles du théâtre :
Je suis souffleur, souffleur, fleur, fleur, fleur…
Une tragédie.
Claudel, qui n’a jamais été souffleur, dit que le tragique c’est comme un long cri devant une tombe mal fermée, et quand on n’est pas devant, mais dedans, est-on au-delà ou en-deçà du tragique ?
Dedans, réceptacle des cris et doléances.
Dehors, résonances d’entrailles, théâtre.
Dedans, accumulation des douleurs, des injustices. Dehors, catharsis, théâtre.
Dedans, en strates, tous les malheurs de la terre et des Hommes.
Dehors, en bloc, la pierre philosophale, transmutation, transformation, alchimie… théâtre.
Dedans le souffleur, dehors les acteurs.
Dedans le creuset des sons, magma de la langue.
Dehors l’onde vaporeuse et fragmentée du sens, articulé, projeté… théâtre.
Dehors les acteurs, dedans le souffleur, fleur, fleur, fleur…
J’avais encore la tête dans le trou, les seins coincés encre les rainures du bois, les bras respectivement dans les coulisses jardin et cour quand le régisseur est revenu frapper mon épaule gauche :
— Là, là d’dans, faut y aller tout de suite.
— Déjà ?
— Oui, ça va commencer.
Docile, je me suis assise dans le trou.
Si seulement j’avais su qu’il ferait si chaud dans ce trou quand je me suis levée… peut-être que je ne me serais jamais levée. Je pense que tout vient de là : je me suis levée ! Il y faisait tellement chaud qu’ouvrir la brochure à la première page, suffisait déjà à comprimer l’air : j’étouffais.
Sur le plateau, que je voyais en contre-plongée, tout allait pour le mieux : les mots, à la lettre, et les places, au mouvement près, étaient respectés. Auteur et metteur en scène pouvaient être contents, fiers. Cela faisait plus de trois semaines que, jour après jour, les comédiens avaient pris leurs repères, leurs marques, et plus les jours avançaient, mieux ils savaient ce qu’il fallait faire, comment il fallait le faire, ils connaissaient jusqu’au temps que cela prendrait pour y arriver.
Y arriver, y arriver, oui, mais où ?
Ce soir-là, dans la bonbonnière à l’italienne, tout allait pour le mieux : j’ai vu entrer l’Arlequin, fond cour, je l’ai entendu interrompre, sans façon, une conversation entre le Chevalier et Lélio…
… Nous sommes cinq milliards six cent mille à vouloir « y arriver » et dans moins d’un siècle nous seront deux fois cinq milliards six cent mille à vouloir y arriver. Conclusion : c’est trop ! c’est ce que disait la voix à la radio quand je me suis levée. « C’est trop!»… Mais qui c’est qui est en trop ?
Petit regard sur le plateau : l’Arlequin, au milieu, s’apprête à démasquer le Chevalier, à cour, intervention capitale qui doit faire basculer l’intrigue vers son point de non-retour. Il tire son chapeau, et, comme on le lui a judicieusement suggéré, fait sa révérence maladroite… Tout va pour le mieux…
Un comédien, une fois lancé à l’eau, il nage et moi, j’étouffe comme Peter Freuchen1 dans son igloo, mais pas pour les mêmes raisons. J’étouffe comme Peter Freuchen, explorateur, coincé dans son igloo à cause de la tempête et des loups.
« Et la situation est grave (c’est écrit comme ça ou presque), la situation est grave parce que les murs de mon petit refuge se referment sur moi et qu’en
raison de la nature très particulière du climat, mon souffle se gèle sur les parois, à chaque respiration, elles gagnent en épaisseur, pendant que l’espace vital rétrécit jusqu’au moment où il n’y aura plus assez de place pour mon corps. Je bâtis de mon souffle mon propre cercueil de glace ».
Mourir de ce qui fait vivre.
— Arrêtez immédiatement de penser à Peter Freuchen.
— Qu’est-ce que je fais ici ?
— Pourquoi ai-je signé ?
— Un contrat payé ?
— Oui.
— Bien ?
— Oui.
— Tant mieux !
Petit regard sur le plateau : l’Arlequin est toujours au centre du plateau, à jardin, il y a Lélio, à cour, le Chevalier. L’éclairage est monté à 80 … Mais il ne dit pas : Vous m’avez ordonné de ne pas dire que vous étiez une fille : demandez à Monsieur Lélio si je lui ai dit mot : il n’en sait rien, et je ne lui apprendrai jamais.
Pourquoi ne dit-il pas : Vous m’avez ordonné de ne pas dire que vous étiez, une fille : demandez à Monsieur Lélio si je lui ai dit mot : il n’en sait rien. et je ne lui apprendrai jamais ?
Pourquoi reste-t-il figé dans cette position un peu gauche, le chapeau à la main et la bouche ouverte au lieu de dire : Vous m’avez ordonné de ne pas dire que vous étiez une fille : demandez à Monsieur Lélio si…
Un grand trou.
Un grand trou d’histoire dans un drame du XVIIIe siècle. Un grand trou, une faille, un vide, du silence :
un grand trou de mémoire.
— Mamaaan !
L’Arlequin est là devant moi, la surprise dans ses yeux cède, petit à petit, un. passage à la peur.
Maman, vu du trou, c’est impressionnant le cheminement de la peur dans les yeux de l’Arlequin.
Je ne sais pas ce que cela donne de la salle, mais je pense que l’effet n’a dû se faire sentir que plus tard, lorsqu’une brillance d’effroi s’est mise à trembler en anneaux autour de lui. Une brillance d’effroi …
Tous les astrophysiciens le savent, le trou noir est invisible, mais les effets sur la matière qui l’entoure ne le sont pas. Sa bouche, la bouche de l’Arlequin, s’est ouverte, grande, comme pour crier, mais le cri n’est pas venu, il n’y eut que du silence, beaucoup de silence et du souffle.
Du silence, un instant de doute, un instant d’infini… d’éternité ?
Oui, cela doit être ça, l’éternité : un comédien sur un plateau qui a oublié, il est là, tout seul, tout nu, tout perdu, mais là.
Un comédien prêt à tout, disponible, à l’écoute… hors des repères de jeu ou peut-être bien dans les repères de jeu… il n’en sait rien, puisqu’il a oublié.
Il est là, simplement.
L’être-là sur le plateau avait la respiration de quelqu’un qui étouffe, et effectivement « cela est bien effectif », l’acteur étouffe le personnage.
Il lui creuse son trou. Mais l’Arlequin s’accroche à l’acteur, presque désespérément, et l’acteur frappe !‘Arlequin, violemment sans aucun doute.
La guerre est déclarée.
Pendant qu’acteur et personnage s’entre-déchirent, Lélio (un chevalier) et le Chevalier (une femme) se décomposent, comme un pull qui se détricote
Tout ce qui les avait faits jusque-là se défaisait. « Ce n’est pas le trou noir que l’on voit. disent les astrophysiciens, mais la matière qui tombe dedans ».
Lélio et le Chevalier entamaient déjà la chute infernale dans le trou noir de la mémoire pendant que !‘Arlequin s’accrochait encore au bord du trou et que l’acteur lui écrasait les doigts et les doigts ont saigné, puis les doigts ont fini par lâcher.
La guerre est finie.
Les personnages se désintégrèrent en un instant, laissant sur le plateau des costumes d’hier, dans lesquels des comédiens d’aujourd’hui se mirent à errer.
La transhumance : des corps se déplacent dans le costume. De la manche en dentelle au fourreau de l’épée, du catogan aux bottes de cuir qui leur montent jusqu’à la cuisse parce que ce sont des chevaliers qui voyagent à cheval. Ces corps qui n’avaient de cesse de s’exhiber jusque-là, ces corps, alternativement « grands et petits » , cherchaient maintenant un coin dans le vêtement pour se blottir et se cacher.
Ceux qui n’avaient cessé de montrer leur savoir-faire, leur intelligence de jeu, leur grande sensibilité, ceux qui savaient parler au naturel (et même que ça faisait vrai, et que tout le monde y croyait), ces hommes et cette femme (vous ai-je dit qu’elle était belle?), ces comédiens déguisés en personnages maintenant désintégrés, ceux qui se laissaient regarder avec plaisir, (car il doit y avoir beaucoup de plaisir à se laisser regarder), pour la première fois depuis une heure quarante-trois (je le sais, tous les soirs, la scène 4 de l’acte III, commence à 22h13, soit une heure quarante-crois minutes après le début du spectacle, sans entracte), pour la première fois, ces acteurs-là donnaient à voir… et on regardait. Cela devenait une chose qui nous regarde.
Alors, comme cela regardait tout le monde, tout le monde est venu voir : les partenaires de la coulisse, les ouvreuses, le directeur, le barman, les pompiers… Et même des gens dans le public, imperceptiblement, se sont dressés sur leur siège comme si quelque chose les attirait là devant eux, je crois qu’en se rapprochant, ils pensaient peut-être voir mieux, ce qui les regardait là devant.
Des acrobates venaient de racer le fil, au fond de l’abîme, y aura-t-il un filet pour les rattraper ?
Peut-on faire « théâtre » de l’accident ?
Paradoxe de l’auteur : pourquoi faut-il qu’un acteur soit plus fort dans l’absence de texte que dans le texte ?
Que l’acteur soit : verbe être au subjonctif présent. Subjonctif : mode de la subordonnée.
Que l’acteur soit donc subordonné au temps et non à l’œuvre.
Paradoxe de l’auteur : en arriver à se dire qu’un texte de théâtre, si beau, si puissant soie-il, n’est rien en regard d’un instant d’éternité au présent.
Comment écrire un texte avec des trous de mémoire, un texte troué qui laisse un peu de place à l’être-là ? Faut-il écrire le texte au participe présent pour être et participer au présent ? …
Le filet, c’est-à-dire moi, le filet savait à quel point ce qu’il allait dire à ce moment-là était capital. Capital pour l’acteur qui avait signé avec la plume en or un contrat avec !‘Arlequin (payé?), capital pour la pièce qui ne continuerait pas, ou mal, ou autrement, si le filet ne soufflait pas.
L’importance de ma fonction me saurait aux yeux, coincée dans l’espace blanc. je fus prise de panique, je cherchais dans la brochure ce que je pouvais bien lui dire et j’entendais un « quoi ? quoi ? »murmuré et pressant. « Rien, rien, murmurais-je aussi, encore rien, je cherche. Bon sang qu’est-ce qu’il faut dire ? »
Un trou de mémoire c’est plus profond qu’un mot qu’on oublie, ça va plus loin, beaucoup plus loin. C’est comme un puits dans la terre, un œil sur l’origine du continent.
Afrique.
Et je ne soufflais toujours rien. Je me taisais, ma panique se transformait en joie echno-spéléo-graphique.
Il est un pays en Afrique orientale oi:1 parler en public — prendre la parole au Conseil des Hommes — ne se fair pas avant l’âge de 40 ans. 40 ans pendant lesquels le devoir du petit de l’Africain est d’écouter… de regarder… d’apprendre… de se raire.
Et je n’ai pas quarante ans.
Rester dans ce trou silencieux, lieu de cous les lieux, de cous les lieux, de cous les lieux…
De son trou, l’acteur me regardait :
Qu’est-ce que je dois dire…?
De mon trou, je regardais l’acteur :
De son trou, l’acteur me regardait :
Qu’est-ce que je dois dire…?
De mon trou, je regardais l’acteur :
Rien. arrête-toi ici. perturbe enfin la certitude de ces 2 heures 46 minutes habituelles du spectacle.
Ne pas aller plus loin. Se taire.
De son trou l’acteur me regardait :
Il faut aller jusqu’au bout. je suis lancé ! Texte !
Du mien, je regardais l’acteur :
Et qu’est-ce qui va se passer ?
De son trou l’acteur me regardait :
Tout va continuer comme. avant.
Du mien, je regardais l’acteur :
Avant quoi ?
De son trou l’acteur me regardait :
Texte ! Texte ! Texte !
Du mien, je regardais l’acteur :
Écoute, il y a comme un écho, écoute dehors…Écoute dedans…longtemps…tout part delà… tout y retourne… Écoute dehors…Écoute dedans…Ça résonne…
Je développais encore un peu mon raisonnement quand le régisseur est revenu frapper mon épaule gauche : — Faut y aller coure suite, ça doit continuer ! Honore con contrat ma fille, honore-le sur le souffle et bien articulé … Vous m’avez ordonné de ne pas dire…, sur le souffle et bien articulé, car l’acteur n’a pas besoin de plus pour continuer…
— Oui maman, oui.
De son trou l’acteur me regardait :
Texte ! Texte ! Texte ! Texte ! Texte !
De mon trou je regardais l’acteur :
Vous m’avez ordonné. et… , à suivi sans attendre.
Quinze secondes de blanc ou de noir (c’est selon) venaient de trouer un drame du XVIIIe siècle.
Tout, comme avant, pouvait continuer, puisque j’avais honoré … : l’acteur ne me regardait plus, ma mère avait repris son tricot et le régisseur son ennui, en gros plan, sur la passerelle, là tout en haut dans les cintres…
- In ESPACES BLANCS de Paul Ausrer. ↩︎