TRADUIRE, c’est naviguer entre deux mondes. Tous ceux qui ont découvert celui de Werner Schwab vous confirmeront que sa principale particularité est la langue qu’on y parle. Aussi étrange que fascinante, elle est en fait la matière même dont cet univers est fait.
La première impression que l’on a en lisant un texte de Schwab, c’est qu’il use d’un style maladroit, d’une écriture qui souvent ne coule pas, mais « trébuche ». Au lieu d’utiliser un pronom personnel, Schwab écrit trois fois de suite le même nom – et pas forcément pour faire ressortir l’importance du mot. La liaison de plusieurs phrases ou parties de phrases fait par « et… et … et », comme si la virgule n’avait pas encore été inventée. Il abuse d’explétifs et les mots tels que « mais », « justement », « en fait », « quand
même », etc, prolifèrent. Schwab va même jusqu’à les répéter dans une même phrase. Les phrases schwabiennes sont souvent des phrases à rallonge. Il est vrai que l’allemand, surtout l’allemand écrit, se prête parfaitement à des structures syntaxiques très complexes. En alignant des subordonnées, par exemple. on peut facilement obtenir des phrases d’une longueur impressionnante. (Kafka en a donné quelques beaux exemples.) Chez Schwab, tout cela est poussé à l’extrême. De plus, il lui arrive de mélanger dans une seule phrase beaucoup de pensées différentes, sans qu’il y ait aucun rapport apparent entre elles.
Quand on écoute parler Jürgen, l’intellectuel (« La Bête intelligente ») dans EXCÉDENT DE POIDS, on dirait qu’il a déniché ses phrases dans un dictionnaire ou un manuel de piètre qualité et qu’en plus, il les a mal comprises. D’ailleurs, les personnages de Schwab ‘expriment en général d’une façon assez compliquée ou plutôt par détour ; jamais leur pensée ne « suit le droit chemin ». Dans la bouche de Grete, l’une des « Présidentes », une phrase simple comme « Je me sens très heureuse » se transforme en « Je n’ai rien d’autre en poche qu’un bonheur immense ». « Je vous expose à la météo d’aujourd’hui » dit Axel Dingo dans LE CIEL MON AMOUR au lieu de « Je vous mets à la porte » et, dans la même pièce, « Je vais noyer maman » se traduit dans l’esprit d’Herrmann Wurm par « Je ferai disparaître maman vers le côté opposé de la surface de l’eau ». Et pourtant, cette manière compliquée de s’exprimer reste toujours parfaitement compréhensible.
Ces exemples montrent déjà qu’il ne s’agit pas seulement d’un style (volontairement maladroit); Schwab va bien plus loin. Il casse toutes les règles, déchiquette et recompose mots et expressions, met en pièces la langue que nous connaissons pour en inventer une autre. Voici quelques composantes (liste non exhaustive) de ce langage, appelé « schwabien » par les initiés. On saisira facilement toute l’étendue des difficultés qu’il pose lorsqu’on essaie de le traduire.