ANITA VAN BELLE : Pour moi, au théâtre, d’abord il y a le public, parce que sinon, de toute façon, il n’y a pas de théâtre. Il y a du public et il y a des acteurs, parce que le théâtre, c’est de l’énergie qui circule. Et si l’énergie ne reste que sur la scène, il n’y a pas de spectacle. Donc d’office, il y a du public, et d’office, il y a une série de questionnements : comment fonctionne-t-on par rapport à lui. C’est sûr que le public est une des bases, une des conditions mêmes du théâtre, parce qu’il est la caisse de résonance. Puis, après cela, le théâtre pour moi, ce sont trois choses : les comédiens, l’énergie, la parole. Mais tout cela s’articule souvent vers le politique. Dans mon fantasme de théâtre, au niveau esthétique, tout tourne autour de la parole et le politique ça tourne autour du discours, donc de la parole. Là prend forme pour moi le théâtre. Chaque fois que j’entends un ordre, que j’entends une intonation particulière ou que je pense au dialogue dans le sens où des énergies souterraines circulent qui ne sont pas forcément dites, tout ça me dirige toujours vers le théâtre.
Ces dernières années, je ne sais pas pourquoi, mon travail s’est fixé autour du politique, du discours, de la manière dont le discours est perçu, dont il manipule, de la manière dont la foule y répond, les différences incroyables entre l’idéalisme et la langue de bois. Je n’imagine presque pas un cinéma politique, dans mon fantasme de créativité. Et un roman politique, absolument jamais, pas du tout.
Quand je me suis intéressée à Patrice Lumumba, sur lequel je voudrais vraiment écrire une pièce, et que j’ai vu que c’était un homme qu’on avait voulu faire taire, dont on avait vraiment voulu casser la parole (quand il était prisonnier, on lui brisait des dents avec le talon des bottes, vraiment pour qu’il se taise, il fallait qu’il se taise), eh bien, pour moi, cette violence qu’on fait subir, ce martyre de la parole, c’est du théâtre, ça a à voir avec le théâtre.
Pietro Pizzuti : Comme si c’était un des derniers lieux où l’on peut donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, ou bien dénoncer que ceux qui prennent la parole pensent autre chose que ce qu’ils disent ?
A. V. B.: Pour moi, le but ultime du théâtre serait lié au corps, c’est toujours comme cela que je l’imagine : mettre debout des gens qui sont à genoux. C’est pour cela que finalement, simplement voir des comédiens, voir des corps en mouvement qui font don d’une certaine énergie à la salle, je trouve ça indispensable.
Alors que le roman peut mettre en mouvement l’intelligence, le théâtre met en mouvement, chez moi, le rapport à la dignité. Celle de gens qui sont comme ça, comme Lumumba l’Africain, leur prise d’indépendance, les voir se mettre debout. Dire : maintenant non, je « prends » ma dignité, je me mets debout, et que ça donne aux spectateurs une espèce de résonance, bien que évidemment, ce qu’ils voient n’a pas forcément à voir avec eux, mais que ça leur confère ce mouvement-là vers la dignité, même un tout petit peu, sur de toutes petites choses.