Monstre théâtral

Monstre théâtral

Sur « Folie de Troilus et théâtre de Cressida »

Le 20 Oct 1995
Tim Kalhammer et Wilturd Schreiner dans FOLIE DE TROILUS ET THÉATRE DE CRESSIDA, mise en scène de Marc Günther. Photo P. Manninger.
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Article publié pour le numéro
Werner Schwab-Couverture du Numéro 49 d'Alternatives ThéâtralesWerner Schwab-Couverture du Numéro 49 d'Alternatives Théâtrales
49
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DANS FOLIE DE TROILUS ET THÉATRE DE CRESSIDA, la ver­sion schwa­bi­enne de la pièce de Shake­speare1, les comé­di­ens et comé­di­ennes d’un théâtre insti­tu­tion­nel alle­mand répè­tent la trag­i­-comédie de l’élis­abéthain.

Dès le début, les inter­prètes ne s’in­téressent pas vrai­ment à la pièce de Shake­speare. Un comé­di­en d’un cer­tain âge est le seul à exiger un tra­vail artis­tique sérieux ; il est tout de même ques­tion de meurtre et d’homi­cides organ­isés ! Mais la plu­part des inter­prètes abor­dent leurs rôles plutôt par asso­ci­a­tions ou d’une manière privée. Ils ne reti­en­nent que ce qui cor­re­spond à leur pro­pre biogra­phie, et au fur et à mesure que les répéti­tions avan­cent, les per­son­nages et les sit­u­a­tions dra­ma­tiques de la pièce de Shake­speare ser­vent de plus en plus de pré­textes pour s’ex­primer à l’in­térieur du groupe, sans aucun rap­port direct avec la pièce. Per­son­ne ne se soucie d’un éventuel mes­sage à faire pass­er au futur pub­lic.

Avant même d’ar­riv­er à l’en­tracte, les préoc­cu­pa­tions des uns vis-à-vis des autres sont déjà large­ment au cen­tre du tra­vail de répéti­tion. On ne s’in­téresse, pour ain­si dire, plus qu’à une seule ques­tion : la comé­di­enne qui inter­prète Cres­si­da va‑t­ elle se lier avec l’in­ter­prète de Troïlus, humain et engagé, mais naïf, ou bien avec celui de Pan­darus, plutôt malin et en dépit de son âge, tou­jours séduisant.

Le comé­di­en qui tient le rôle d’Agamem­non aimerait con­serv­er, au sein du groupe, l’au­torité allant avec son per­son­nage ; cepen­dant, l’in­ter­prète d’Ulysse ne rate pas une occa­sion de lui reprocher sa totale inca­pac­ité, tant sur le plan humain qu’artis­tique. A cette dis­pute pour la pré­dom­i­nance dans le groupe, se mêlent l’in­ter­prète d’Enée, un comé­di­en encore très jeune, et celui incar­nant Ajax, âgé et plus réfléchi. Le comé­di­en qui joue Achille se prend, même dans la vie privée, pour un être excep­tion­nel, et il le fait sans arrêt bien sen­tir aux autres. « Pâris » a une liai­son avec l’in­ter­prète d’Hélène. De son côté, celle-ci sem­ble s’in­téress­er à n’im­porte lequel des autres hommes, jeunes ou âgés, bien plus qu’à l’in­ter­prète de Pâris. Elle se plaît à être celle que tous les hommes de la troupe désirent, et se croit irré­sistible.

À mesure que les répéti­tions avan­cent, on con­state que le déséquili­bre, dû au fait que les comé­di­ens se dés­in­téressent pro­gres­sive­ment de leurs per­son­nages pour faire mon­tre d’un com­porte­ment de plus en plus privé, se man­i­feste le plus chez l’in­ter­prète de Nestor, qui est sur le point de par­tir à la retraite. Le sou­venir d’une défail­lance per­son­nelle à l’é­gard de son épouse, ayant entraîné la mort pré­maturée de celle-ci, sur­git à maintes repris­es, s’in­cruste dans l’in­ter­pré­ta­tion de son per­son­nage et relègue celui-ci car­ré­ment au sec­ond plan.

La sit­u­a­tion arrive finale­ment à un point où le plateau de répéti­tion, les décors et cos­tumes de plus en plus élaborés d’un acte à l’autre, les con­traintes dues aux per­son­nages qu’il faut mal­gré tout respecter d’une manière ou d’une autre, ain­si que le théâtre en général, ne sont plus ressen­tis que comme chaînes et oblig­a­tions. A la fin du troisième acte, l’in­ter­prète de Pan­darus pro­pose de quit­ter le cadre habituel du théâtre avec ses règle­ments et restric­tions tels que heures fix­es de début et de fin de répéti­tion, paus­es régle­men­tées, mise en scène établie, dépen­dance au texte etc., pour s’in­staller dans une nou­velle lib­erté qu’il appelle le « théâtre total » :
«Pan­darus : Voulez-vous le théâtre total de sorte qu’ap­parem­ment nous ne soyons plus oblig­és de tra­vailler dans un véri­ta­ble théâtre ?
Tous : Oui­i­ii !»

L’en­droit où cette nou­velle lib­erté doit s’ac­com­plir est un camp­ing rem­pli de car­a­vanes ; les mem­bres de la troupe y organ­isent un bar­be­cue, indépen­dam­ment de Shake­speare, et sont apparem­ment déter­minés à vivre le plus libre­ment pos­si­ble à tous les niveaux.

Et c ‘est là le véri­ta­ble prob­lème. Celui qui veut vivre sa vie doit être con­scient de lui-même, il lui faut une iden­tité et de l’as­sur­ance.

Mais les inter­prètes mis en scène par Schwab n’ont pas une iden­tité au sens pro­pre du terme. Créa­tion de per­son­nages et biogra­phies se con­fondent en un agglomérat dif­fus, et cela d’au­tant plus que Schwab donne deux rôles à chaque inter­prète. Le vieux « Pan­darus » joue égale­ment le per­son­nage fringant qu’est Diomède ; « Prince Troïlus » est par ailleurs l’in­ter­prète du servi­teur troyen Alexan­dre ; « Cres­si­da » se charge aus­si de la sœur de Troïlus, Cas­san­dre, qui sait prédire le futur ; « Nestor » incar­ne égale­ment Calchas, le traître ; « Ulysse », noble et rusé, est aus­si respon­s­able du vul­gaire et grossier Ther­site ; « Hélène », la joyeuse, joue par ailleurs Andro­maque, l’épouse sage du héros troyen Hec­tor, et ain­si de suite. La seule excep­tion, c’est l’in­ter­prète d’Hec­tor. Il ne joue que ce seul per­son­nage et n’est même pas prêt à l’ac­cepter entière­ment.

Cette triple déf­i­ni­tion des autres inter­prètes (deux per­son­nages et leur pro­pre exis­tence) rend dif­fi­cile le développe­ment d’une iden­tité per­son­nelle. « Achille », par exem­ple, se sent fort et supérieur dans le rôle du héros grec, mais faible et dépen­dant dans celui de Ménélas, le roi cocu de Sparte. Ce qu’il est en réal­ité est la dernière chose qu’il voudrait savoir. Dans le deux­ième acte, il dit qu’il ne se com­portera pas « con­for­mà­moimême ». L’in­ter­prète de Pan­darus cherche à excuser son envie de con­tre­car­rer l’en­tente amoureuse de « Cres­si­da » et du comé­di­en qui incar­ne Troïlus par le rôle de Diomède, son deux­ième per­son­nage, n’empêche que cela lui tient égale­ment à cœur en tant que per­son­ne privée. La comé­di­enne qui inter­prète Hélène prof­ite de l’at­ti­tude trop trans­par­ente de Pan­darus : elle fait inopiné­ment une appari­tion habil­lée et maquil­lée en Andro­maque pour crier son dés­espoir per­son­nel : « Voilà ce que c’est en soi. Tou­jours rien que le per­son­nage, une seule et ratée incar­na­tion per­son­nag­iste !»

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Rüdiger Meinel
Rüdiger Meinel est dramaturge. Il a travaillé avec Marc Günther au Schauspiel de Graz où...Plus d'info
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